Protéger les écosystèmes post-glaciaire de la voracité humaine, c’est le rêve fou qui pourrait bientôt devenir la réalité de Jean-Baptiste Bosson. Nous l’avons rencontré lors de l’événement Sport for Future organisé par Armelle Courtois et Martin Thomas en octobre dernier.
Décryptage avec ce glaciologue, géomorphologue, membre du conseil national de la protection de la nature et fondateur de l’association Marge Sauvage.
© Mathieu Navillod (UBAM)
Comment es-tu devenu Monsieur Glacier ?
Oh, je ne suis pas monsieur Glacier. Les glaciers, je les respecte et je les aime, mais j’en ai peur et je ne passe pas ma vie dessus. Je ne suis pas alpiniste et je ne le dis pas souvent, mais j’ai le vertige... D’ailleurs, pour l'anecdote, quand j’ai décidé de bifurquer pour devenir glaciologue après des études en sciences politiques, je n’avais encore jamais mis les pieds sur un glacier. Cette fascination pour eux, je l’ai comprise bien plus tard, lorsque j’ai pris conscience qu’ils représentent l’objet le plus politique de la nature. Ils sont ce que Michel Foucault appelait pour qualifier les prisons des « hypers-objets » : des objets qu’on ne peut faire bouger, sans impacter grandement le système dans lequel on vit. Et c’est pourquoi j’ai tout de suite ressenti une attirance pour eux ; car grâce à leur caractéristique éminemment politique, il est possible de faire bouger la société sur les sujets environnementaux.
Mais, n’est-ce pas une cause perdue ? N’est-il pas déjà trop tard pour les sauver ?
Dans les Alpes françaises, il reste 30% des surfaces glaciaires initiales avant que l’homme modifie le climat à partir de la révolution industrielle. Les soixante-dix autres pourcents sont déjà dans la mer Méditerranée. C’est peu, mais si on applique les Accords de Paris, on peut encore sauver un dernier tiers de ce qui reste, et c’est essentiel de le rappeler. En revanche, si on continue vers des scénarios de fort réchauffement, alors il n’y aura plus de glaciers dans les Alpes d’ici la fin du siècle. On les aura éteint.
Et au niveau mondial ?
C’est très différent, car de nombreux glaciers sont bien plus grands que dans les Alpes. En stabilisant le climat en appliquant l’accord de Paris, on peut encore sauver 75% des surfaces glaciaires du monde. Mais il faut agir très vite avant de dépasser des seuils irréversibles.
Pourquoi faut-il sauver les glaciers ? Est-ce simplement pour lutter contre un sentiment de nostalgie face à la perte de ces paysages, ou y a-t-il d’autres enjeux ?
Comme la forêt amazonienne, les glaciers n'ont pas l'air super importants comme ça, mais en fait, ils sont ce que j’appelle des écosystèmes « clés de voûte ». Notre climat, l’eau et la biodiversité en dépendent. Ils renvoient le rayonnement solaire, produisent de l’air frais et modifient le courants des océans, ce qui permet à la terre d’être tempérée. De même, ils régulent le niveau des océans et nous permettent d’avoir de l’eau douce dans de nombreuses régions du monde. Si tous les glaciers fondent, non seulement le niveau de la mer augmenterait d’environ 66 mètres sur terre, ce qui transformerait radicalement toutes les cartes du monde qu’on connaît actuellement, mais surtout, nous ne savons pas vivre sans eux. Notre espèce n’a jamais vécu sur terre sans les glaciers ! Ils sont donc extrêmement importants et malheureusement, en danger car nous les faisons fondre à une vitesse sans précédent.
« Nous ne savons pas vivre sans les glaciers. Notre espèce n’a jamais vécu sur terre sans eux »
C’est effrayant. Mais alors, que peut-on faire pour les protéger ?
Si on veut sauver les glaciers, la première chose, c’est d’agir sur le climat en faisant tout ce qui est en notre pouvoir pour faire appliquer les Accords de Paris, car c’est indispensable pour le fonctionnement de notre société. C’est ce que je pousse aux services de l’Etat quand ils me consultent sur le sujet, mais malheureusement, ils n'aiment pas qu’on leur rappelle que la France a déjà été condamnée deux fois pour non-respect de ses engagements par le tribunal correctionnel de Paris… Et c’est pourquoi en complément, je milite pour que l’on crée des zones protégées pour les glaciers. Car à défaut de stopper le cataclysme du climat, cela permettrait déjà d’éviter que des compagnies minières ou des domaines skiables ne détruisent ces zones à coup de pelleteuses ou d’explosifs.
Et ça, c’est plus audible ?
Oui, car ce qu’on raconte, c’est qu’en les plaçant dès maintenant en zones protégées, on s’assure également de préserver la nature du futur. On sauve dès à présent tous les écosystèmes sauvages qui naîtront du retrait glaciaire - forêts et lacs primaires, rivières, zones humides, etc. Et ce récit, en plus d’être porteur d’espoir, séduit les services de l’Etat, qui y voient une manière d’agir sur le long terme. C’est grâce à ça qu’ils ont accepté de mettre en place en 2020 un arrêté de protection d'habitat naturel pour le glacier du Mont Blanc. Ce qui entre parenthèse a représenté une petite révolution dans notre milieu puisque c’est la première fois qu’on protége 30 km2 de zone glaciaire, soit l’équivalent de 3000 terrains de football.
« En les plaçant en zones protégées, on s’assure de préserver la nature du futur. On sauve dès à présent tous les écosystèmes sauvages qui naîtront du retrait glaciaire »
Et y a-t-il des raisons d’être optimistes et de penser que ce coup d’essai pourrait se généraliser ?
Au niveau national, c’est en bonne voie depuis qu’Emmanuel Macron s’est engagé au One Polar Summit (2023) à placer tous les glaciers français en protection forte. Ce qui, si c’est réellement mis en place, serait un engagement inédit envers la protection des glaciers, d'où notre investissement avec Ice&Life pour ne pas les lâcher. Quant à l’échelle internationale, l’année 2025 sera décisive car c’est l’année internationale à l’ONU pour la préservation des glaciers. Et c’est pourquoi j’essaie de passer des idées dans Nature (la revue scientifique de référence), où je m’inspire du traité de l’Antarctique. Un traité complètement fou, où en pleine guerre froide, il avait été décidé collectivement d’interdire en Antarctique les armes, la prospection minière et pétrolière, et l’appropriation de cette zone par un Etat, alors que partout ailleurs l’homme s’accaparait voracement tout ce qu’il avait à sa disposition. C'est ambitieux, mais ça vaut le coup d’essayer pour les glaciers, non ? Imagine : 2, 30, 200 pays qui ratifient un traité international pour protéger les écosystèmes post-glaciaires et faire de ces zones des espaces sauvages.
C’est séduisant, surtout qu’on n’a pas l’habitude de voir se déployer des mesures préventives pour protéger l’environnement.
Exactement et c’est bien là, l’un des problèmes. La protection de la nature dans le monde s’organise principalement « en réaction à ». C’est la fameuse « conservation » pour la nature ou globalement on essaie de protéger les derniers éléphants, les dernières baleines, les dernières zones humides, etc, mais toujours avec un train de retard même si c’est totalement fondamental. Comme les pompiers, on essaie de limiter la casse partout où des incendies se déclenchent grâce à des conférences internationales, mais nos actions sont limitées à cause de lobbies déjà puissants. Ce qui nous plaît ici, c’est que, pour une fois, nous avons un coup d’avance. Nous cherchons à passer d’une protection de la nature réactive, à une protection proactive.
Avec ton association Marge Sauvage, tu t’inscris également à l’encontre de la tradition interventionniste de l’Homme dans la nature…
Oui, tout à fait. Je m’inscris pleinement dans une pensée en vogue en science écologique, la libre évolution. C'est-à -dire que j’accepte que le processus écologique se développe, quel qu'il soit, et que l’homme contrairement à ce disait Descartes n’est pas « maître et possesseur de la nature ». Je reconnais que la nature est la mieux placée pour savoir ce qui est adapté : telles espèces, essences d’arbres, etc, plutôt que d’intervenir et de jouer aux apprentis sorciers. Et c’est vrai que là aussi on dénote, car cette approche représente dans le milieu de la conservation une révolution philosophique. Cela remet en question des dizaines d'années d'interventionnisme écologique, où l’on pensait bien faire en ouvrant des zones humides, en « gérant » des forêts, ou en transloquant d’un lieu à un autre des espèces animales, alors qu’en fait, en jouant un peu à Dieu, on a aussi fait beaucoup de bêtises.
Que penses-tu de ces performances qui visent à organiser des cérémonies funéraires lorsque des glaciers s’éteignent ?
Il y a quelques mois, j’ai été invité aux obsèques symboliques du glacier de Sarenne, mais l'idée de nous attrister en tant qu’humanité face à l’état des glaciers ne me plaît pas beaucoup. Déjà que le sujet est plombant, alors si on y ajoute du funeste... Je préférerais qu’on accompagne la mort comme on le ferait avec nos familles ou ami·es, pour en tirer le meilleur possible et qu’on s’engage davantage autour de récits engageants et positifs qui nous poussent à agir pour sauver ce qu’on peut encore sauver. D’ailleurs, c’est pour ça qu’on organise du 20 au 22 mars 2025 le festival Agir pour les glaciers. Nous souhaitons profiter de la date symbolique du 21 mars qui va devenir la journée mondiale de la préservation des glaciers, pour organiser une grande fête qui célèbre la nature et unit les gens dans les territoires. On veut montrer qu’agir pour les glaciers et les écosystèmes primaires, n’est pas un truc de deep-écologiste-terroriste qui divise et qui crée des conflits sur les territoires, comme Darmanin essaient de le faire croire. Mais plutôt quelque chose d’enthousiasmant qui rend heureux et surtout permet de continuer à vivre sur Terre.
© Mathieu Navillod (UBAM)
Il t’arrive régulièrement de t’entourer de sportif·ves, pourquoi ?
Je crois que le défi d’aujourd’hui n'est pas un défi de la connaissance. Avec le GIEC et tous les autres rapports scientifiques qu’on produit, la connaissance, on l’a. Le combat, c’est celui du désir ; on doit rendre désirable le fait d'agir pour la Planète, pour le vivant, les générations futures. Or pour cela, soyons lucides, ce ne sont pas nous les scientifiques qui sommes les meilleurs. Nous avons besoin d’embarquer des personnes capables de porter plus largement nos discours. Et dans notre société, qui mieux que les sportif·ves ou les artistes pour faire rêver les gens ? Alors certes aujourd’hui principalement autour du dépassement de soi et de la performance, mais peut-être demain au service d’actions écologiques. Aussi, je crois beaucoup en la puissance de coalitions d’acteurs pour gagner en légitimité. Avec Ice & Life nous ne serions pas autant écoutés sans le soutien de Kilian Jornet, figure emblématique du trail running et des marques de montagne qui s’engagent à nos côtés depuis le début. D’ailleurs, mes collègues scientifiques me le disent : « mais toi, comment fais-tu pour avoir toujours de nouveaux partenaires ? ». Et je crois que la différence, c’est que je suis un freerider dans l’âme (rire). J’aime faire du hors piste et cultiver ma liberté alors qu’eux préfèrent peut-être parfois rester en station sur des pistes bien tracées, dans leur labo de recherche. Il faut chercher les solutions partout et notamment dans l’hybridation des idées et moyens d’actions.
« La disparition des glaciers, ce n’est pas un petit embarras, c’est un cataclysme écologique sans précédent dans l’Histoire de Sapiens si elle n’est pas rapidement jugulée »
Nous on préfère parler de pirate. Un pirate freerider, ça te parle ?
Oui clairement, et ça me fait penser à trois mots que j’aime beaucoup : la liberté, l’audace et le panache. Cependant, si on a besoin des pirates c’est parce que le monde va mal et qu’il est tenu par des puissants qui concentrent tous les pouvoirs - économique, médiatique et politique - et que peu importe les conséquences, ils ne lâcheront pas leurs privilèges. La disparition des glaciers, ce n'est pas un petit embarras, c’est un cataclysme écologique sans précédent dans l’Histoire de Sapiens si elle n’est pas rapidement jugulée. Et face à ça malheureusement, on manque de puissance. Le seul combat qu’on peut mener c’est celui du récit car il suffit d'avoir de bonnes idées pour créer une bonne histoire. Et c’est peut-être ça, être un pirate aujourd’hui ; non plus incarner une éthique douteuse, sans foi ni loi, mais cultiver sa liberté et sa grandeur d’âme, pour mener des engagements politiques et associatifs. Agir, se reconnecter au vivant, et trouver des moyens de rendre la planète un peu meilleure pour les générations futures, face à ces gens qui verrouillent tout.
Là ou je me console parfois, c’est que comme le disait Victor Hugo, s’il y a des combats qu'on ne peut pas gagner quand on est David, contre Goliath, l’histoire elle, « rit et foudroie ». C’est-à-dire qu’à posteriori, le jugement historique rétablit souvent la justice. Ceux qui détruisent le vivant et la planète par égoïsme ou par cupidité ne gagneront pas ça au moins, la postérité, les générations futures ne leur pardonneront pas. Il ne faut pas lâcher le combat pour le vivant, partout et tout le temps mais il faut essayer de rendre cet engagement le plus modeste, léger et joyeux possible.
Une interview à retrouver également dans le prochain fanzine des copains de Climax : « Utopie Pirate » 🏴☠️