Réparation, circularité, recyclage… Les équipementiers sportifs sont de plus en plus nombreux à afficher des objectifs écologiques. Les enjeux sont élevés, car au-delà des dérives bien connues de la fast-fashion, le secteur doit également relever des défis techniques. D’après les infographies de l’Ademe et d’Ecolosport, environ 70 millions de barils de pétrole sont utilisés chaque année pour fabriquer les fibres de polyester qui composent la majorité des textiles de sport. Et c’est sans compter le récent scandale lié aux polluants éternels (PFAS), qui a touché le milieu de l’outdoor, grand consommateur de matières déperlantes et imperméables.
Quelles sont les alternatives au polyester, PFC, et autres matières, certes performantes, mais néfastes pour l’environnement et la santé ? Quelles pistes les équipementiers explorent-ils pour réduire leurs impacts et la consommation des pratiquants ? Au-delà des engagements et des bonnes intentions, cela implique-t-il de réinventer le modèle économique de ces entreprises ?
Ce compte rendu a été rédigé à la suite de la troisième conférence du cycle Sport et Climat organisée par la Fondation Terre Solidaire et Vent Debout. Une conférence avec Alexandre Fougea Ingénieur de l’École des Arts & Métiers et fondateur de la marque Akonite et Victoire Satto, fondatrice et dirigeante du média et studio The Good Goods.
Vêtement durable et technique : un paradoxe à explorer
Le débat sur l'existence de vêtements à la fois durables et techniques est plus que jamais d'actualité. Alors, ce vêtement existe t-il ? À priori oui, selon Victoire Satto qui commence cette conférence par souligner que le principal défi de l’industrie textile, ne réside pas dans les matières premières, mais dans les volumes de production. C'est la quantité massive d'énergie carbonée requise à chaque étape de fabrication qui cause une pollution considérable. Ainsi, un vêtement de sport, en raison de sa longue durée de vie et de son utilisation spécifique, peut avoir un coût environnemental mieux amorti, et ainsi être « durable ».
Sauf que… Cette vision optimiste se heurte à une réalité plus complexe. Alexandre Fougea observe que, depuis 15-20 ans, les vêtements de sport envahissent notre quotidien, brouillant ainsi les frontières entre prêt-à-porter et mode sportive. « Comme pour les vêtements militaires, les grands couturiers s’inspirent de ces vêtements pratiques qui répondent aux besoins d’une société toujours plus mobile ». Victoire Satto renchérit en notant que la pandémie de Covid-19 a amplifié cette tendance, avec des phénomènes de mode comme le gorpcore ou le techwear. Et c’est donc face à cette augmentation des ventes qu’il devient crucial d'examiner les matériaux utilisés pour confectionner ces vêtements. En effet, alors qu'un vêtement standard contient en moyenne 65 % de matières pétrochimiques (polyester, nylon, acrylique, ou élasthanne), ce chiffre grimpe à 90% pour les vêtements de sport.
« Malheureusement, le plastique, c’est fantastique »
Victoire Satto
Victoire souligne que le choix de ces matériaux est souvent justifié par leur coût réduit et leur capacité à créer de la légèreté et de la souplesse. Cependant, cette stratégie peut nuire à la santé des consommateurs. Les récents scandales liés aux PFAS, polluants éternels utilisés pour leurs propriétés imperméables, illustrent bien ce dilemme. Des molécules qui, selon nos intervenants, ont été complètement banalisées par cette tendance à se suréquiper en milieu urbain.
« Si l’usage limité de ces molécules semble justifié pour un guide de haute montagne, cela pose question pour une balade dans le 11e arrondissement de Paris » Victoire Satto
Pour les consommateurs, la clé d’un vestiaire du sport durable pourrait ainsi résider dans deux stratégies : acheter moins pour prolonger la durée de vie de ces vêtements ; et en cas d'achat, privilégier les vêtements de seconde main, souvent moins chargés en polluants chimiques que les articles neufs.
PFAS : un problème persistant et opaque.
Comment expliquer que les matières plastiques demeurent omniprésentes dans l’industrie textile ? Victoire Satto, attribue cette situation à un manque d’attention portée à cette industrie dans les efforts de lobbying contre le plastique au niveau européen. Elle remarque que « nous avons encore du mal à associer le plastique à nos vêtements, alors qu’il en est l’ingrédient majeur ». En ce qui concerne les polluants éternels, la réglementation européenne, mise en place en 2007 pour limiter leur usage, montre des lacunes. En effet, 80 % des composants toxiques répertoriés n'ont pas encore été évalués, et ceux qui l'ont été reposent souvent sur des données obsolètes ne tenant pas compte des niveaux de toxicité actuels. Des difficultés d’évaluation qui ne s'améliorent pas avec l’apparition chaque année de nouvelles molécules aux effets encore mal compris. « 1 PFAS + 1 PFAS ne donne pas 2 PFAS… », avertit-t-elle. Un constat qui soulève des questions sur la sécurité des vêtements que nous portons et rappelle l'importance du principe de précaution.
Alexandre Fougea, plus optimiste, note que cette problématique met en lumière la complexité des vêtements de sport, qui nécessitent un savoir-faire technique avancé. Selon lui, cette complexité devrait s’accompagner d’une plus grande transparence de la part des marques. Il souligne qu’il en est de leur responsabilité de s’informer sur leurs fournisseurs et de vérifier la qualité ainsi que le traitement des tissus qu’elles utilisent. Malheureusement, en raison de la lourdeur de ce travail et de la rapidité des cycles de mise sur le marché, peu de marques vont au bout de cette démarche. « Aujourd’hui, les étiquettes ressemblent davantage à des millefeuilles qui expliquent pourquoi une poche est recyclée, mais pas l’autre. Il n’est donc pas surprenant que les consommateurs s’y perdent », conclut-il. Néanmoins, cette démarche n’est pas impossible, comme l’a prouvé Alexandre avec sa propre marque Akonite dont il nous raconte l’évolution.
Vers une transformation des modèles économiques ?
Pour réduire les volumes de production de l’industrie textile, il est crucial de transformer le modèle économique actuel qui repose sur des économies d'échelle atteintes après un certain seuil de production. Mais quelles alternatives existent ? Quelles approches innovantes explorent les marques sportives ?
Victoire Satto en identifie trois : (1) L’économie circulaire, dont le modèle repose toujours sur une logique de production et de vente, mais intègre des matières recyclées dans le processus. (2) L’économie de la fonctionnalité ou de l'usage, qui se concentre sur le leasing ou la location plutôt que sur la possession. C’est l’approche adoptée par Decathlon pour divers équipements. Et enfin, (3) L'économie de la précision, testée par des marques comme Arc'teryx ou Icebreaker. Cette approche mise sur des produits haut de gamme produits en quantité juste au plus proche de la demande, à laquelle s’ajoute une dimension économique servicielle avec par exemple la garantie à vie et facilement réparables.
Il est important d’ajouter que ces modèles ne sont pas tous à un stade de maturité équivalent. L'économie circulaire reste par exemple peu développée, tandis que l'économie de la seconde main est déjà bien ancrée dans les habitudes des consommateurs. Victoire souligne par ailleurs que les vêtements et équipements outdoor sont particulièrement adaptés pour le modèle locatif car ce sont des produits coûteux, utilisés de manière sporadique, et moins sensibles aux effets de mode (comme les vélos, tentes ou sacs de couchage). De plus, la mise en place de telles politiques peut générer des bénéfices extra-financiers significatifs. Pour Decathlon, par exemple, cela a probablement contribué à l’amélioration de leur image de marque, au renforcement de leur marque employeur, à une augmentation du trafic en magasin et à la fidélisation de certains clients. L'école des arts décoratifs de Paris, où enseigne Alexandre, a d’ailleurs établi une Chaire avec Decathlon. Il raconte comment les étudiants, jeunes créateurs et doctorants, ont pu tester et maquetter des concepts pendant trois ans dans une démarche prospective avec les équipes de la marque. « Chaque année nous avons exploré une nouvelle thématique : s’attacher, produire, puis prendre soin », précise t-il. Cette démarche aboutira à une exposition aux Magasins Généraux en 2025 et témoigne selon lui d’une réelle volonté de la marque à s’engager dans un processus de transformation. « Si Decathlon a autant investi, c’est clairement parce qu'ils souhaitent transformer leur modèle traditionnel de distribution. »
Au-delà de Patagonia et Picture
Si des solutions existent, force est de constater que le nombre de marques exemplaires, ou tentant de le devenir, reste limité. Les discussions dans le monde du sport tournent souvent autour de Patagonia et de Picture. Alors, comment expliquer cette situation ?
Selon Alexandre, nous manquons d'exemples concrets où ces modèles alternatifs ont été mis en œuvre avec succès. Il souligne également un manque de compréhension approfondie de l'industrie en France : « depuis dix ans, avec d'autres enseignants, nous demandons à nos étudiants ingénieurs d'analyser le cycle de vie d'une veste de sport outdoor, et leurs intuitions sont souvent erronées », explique-t-il. Par exemple, cela peut paraître contre intuitif, mais si une veste est correctement compactée dans un conteneur et transportée par bateau d'Indonésie vers la France, son impact environnemental sera moindre que si elle était transportée par camion depuis l’Espagne. Un exemple qui souligne l'importance d’une évaluation précise des chaînes d’approvisionnement et de l'impact environnemental global.
Alexandre pense également que les changements proviendront principalement de petite structure - comme Hopaal qui a su montrer la voie pendant plusieurs années - plutôt que des grandes entreprises souvent figées. « Une grande marque n’a pas la même agilité qu’un laboratoire ou un nouvel acteur car leurs enjeux financiers les contraignent à des ajustements progressifs ». Une inertie que Victoire reconnaît en précisant que, si faire évoluer une chaîne de production pouvait sembler facile dans les années 60, lorsque toutes les étapes se déroulaient approximativement au même endroit, la situation est aujourd'hui beaucoup plus complexe. « Il y a des centaines d'étapes, d'acteurs, et de centrales d'achat, etc. Naviguer dans ce dédale est un véritable casse-tête. »
« La logique des petits pas, je l’entends chez beaucoup de grandes marques, mais ça ne permet pas de faire tourner le bateau. Il y a trop de verrous » Alexandre Fougea
Pour comprendre cette inertie, Victoire évoque également le « triangle de l’inaction climatique » : les entreprises blâment les consommateurs, qui à leur tour critiquent la législation souvent peu coercitive, tandis que les gouvernements estiment que les entreprises ne prennent pas leurs responsabilités. Et elle y ajoute un acteur souvent oublié : le secteur financier. « Si une entreprise lève des fonds auprès d’un investisseur qui impose des attentes de rentabilité identiques à celles du reste de l'industrie, c’est peine perdue. Cela compromet la gouvernance et la capacité à aligner des valeurs avec des actions », prévient-elle. Il est donc urgent de mener également des discussions avec les investisseurs
Une période inquiétante mais porteuse d’espoir
Si la situation actuelle semble décourageante, nos deux invités demeurent pourtant optimistes et confiants.
Victoire souligne que, bien que la rentabilité à long terme ne soit pas encore une réalité, les progrès en recherche et développement (R&D) sont encourageants. De nombreuses solutions prometteuses émergent, comme les systèmes de précommande facilitée par l’intelligence artificielle. Elle considère cette période comme décisive pour l'industrie textile, qui commence à faire face à des défis pressants, tels que la réduction de la production de coton suite à une alternance de sécheresses et d’inondations, ainsi qu'à la hausse des prix du pétrole. « La disparition de ces ressources pourrait avoir des conséquences graves sur l'ensemble de l'industrie, c’est pourquoi, dos au mur, certains commencent à faire un bilan d'honnêteté sur ce qui a été réellement entrepris jusqu’ici et sur l’ampleur du chemin qu’il reste à mener ».
Un sentiment qu’Alexandre partage, lui qui observe que malgré l'inquiétude ambiante, cette période est riche d’opportunités et marque un tournant. De nombreux acteurs du secteur - industriels, marques et créateurs - sont désormais prêts à déconstruire les anciens modèles et à explorer de nouvelles approches, tant sur le plan économique que dans le choix des matériaux, dont il a rapporté quelques échantillons.
Le vêtement technique et durable pourrait donc avoir de nouveaux jours devant lui.
Et c’est sur cette note d’optimisme que nous clôturons la discussion pour passer aux questions du public. L'occasion d'aborder des thèmes tels que la durabilité, l'entretien des vêtements, le marketing bullshit des adoucissants, ainsi que des réflexions sur les classes populaires, l'obsolescence émotionnelle et les imaginaires sportifs.
Une discussion à retrouver en intégralité sur la chaîne Youtube de la Fondation Terre Solidaire.