Rencontre avec Alexandre Jaafari, coach sportif de gauche, plus connu sur les réseaux sous le pseudo de Coach oui coach.
À la fois coach sportif et coach bénévole de handball depuis 20 ans, Alexandre Jaafari utilise ses réseaux sociaux pour produire une réflexion sur le sport et sa politisation. Suite à son passage remarqué dans l’émission La Dernière du 8 décembre 2024, nous avons souhaité en savoir plus sur ce coach aux tweets affûtés, plus connu sous le pseudo Coach oui coach.
Ça fait un moment que je produis des contenus sportifs, mais au début, ils n'avaient pas de prisme politique. C’étaient principalement des conseils pratiques, sans âme pour mes accompagnements sportifs. Des trucs comme : Quel exercice de sport faire ? Quelle bande élastique utiliser, etc. C’est suite au décès de ma mère, il y a quatre ans, que j'ai décidé de changer ma façon d’écrire. Sa mort m’a fait l’effet d’un électrochoc, d’autant plus fort que mon grand-père est décédé dans la foulée et qu’il était cheminot, cégétiste et communiste, donc à tous les repas, c'était : « Les patrons sont des salauds, il faut les exproprier » (rires).
Non, ma politisation je la dois à Jean Luc Mélenchon. Je m’en rappelle très bien, je devais avoir 30 ans, il était sur le plateau de « On n'est pas couché » face à des journalistes qui recrachaient des poncifs bourgeois. Et malgré ça, il avait déroulé un argumentaire très construit avec des choses auxquelles je n’avais jamais pensé auparavant. Ça m'a marqué parce que j’avais ressenti une sorte de fierté de le voir dominer l’échange.
La mort de ma mère, en revanche, m’a radicalisé. Car elle est décédée brutalement à la suite d’erreurs médicales, et ce qui s’est passé ensuite m’a fait prendre conscience de l’importance des déterminismes sociaux. Soudainement, c’était comme si le système tentait de nous écraser pour s’assurer qu’avec ma famille, on ne porterait pas plainte et qu’on n'augmenterait pas les mauvaises statistiques de l'hôpital. Et ça a fonctionné, car nous n’étions pas armés pour nous battre sur le plan juridique et tenter de réclamer nos droits. On aurait pu se référer à la loi Kouchner qui permet d'obtenir des indemnisations. Mais on n’a rien fait. On était dans le deuil, démunis face à ce qu’on vivait.
J’ai commencé avec un sujet qui me trottait dans la tête depuis longtemps. Je me demandais comment il était possible qu’en 20 ans de club à Martigua, jamais aucun homme homosexuel n’ait eu envie de venir jouer au handball avec nous. Je trouvais ça fou, et j'ai donc essayé de comprendre pourquoi.
J’en suis arrivé à la conclusion que c’était parce qu'ils en étaient chassés vers l’âge de 12-16 ans. Moment où les insultes homophobes deviennent monnaie courante dans les vestiaires. Et en fait, c’est normal, imagine : tu arrives dans un club, tu es à la cool avec tes copains jusqu’à tes 12-13 ans. Puis, quand tu atteins la puberté et que tu commences à te chercher, tes coachs commencent à utiliser des mots homophobes et à être plus virilistes et agressifs dans leur manière de coacher. Si tu es un jeune homme homosexuel qui fait déjà face à de nombreux obstacles, tu ne te compliques pas la vie en restant dans un club où tu pourrais être désavoué dans le vestiaire à tout moment.
Ce que je trouve intéressant avec le sport, c’est qu'il permet d'illustrer de manière spectaculaire toutes les formes de discrimination présentes dans la société : l'homophobie, la transphobie, l'islamophobie, la grossophobie, le sexisme, le validisme, etc. Tout y est, y compris certaines formes peu visibles par ailleurs. L'adultisme, par exemple, qui correspond à l’exploitation des enfants par les adultes, est un sujet que l'on peut aborder dans des sports comme la gymnastique ou le tennis.
Au-delà des discriminations, je trouve également important d’analyser les mécanismes de lutte des classes qui persistent, avec d'un côté le haut niveau qui chope toutes les subventions, même si ce ne sont pas d’énormes montants, et de l'autre, le bas niveau qui se contente des miettes pour s'offrir cinq ballons et trois chasubles.
En premier lieu, cela m’a changé en tant que personne, car si j’étais conscient de certaines discriminations en tant que jeune homme hétéro à moitié racisé, j’étais à la rue sur des problématiques comme le sexisme et l'homophobie. J’étais le premier à utiliser des expressions discriminantes sans me rendre compte des conséquences : « On n’est pas des tarlouzes », « on va les enculer », « allez, on n’est pas des pleureuses »,... Ça me paraissait normal, car je reproduisais ce que j’avais vécu en grandissant. Concernant la transidentité, par exemple, je me rappelle qu’une fois, on jouait à Martigua avec les filles de Décalage, une association de handball pour femmes lesbiennes. À un moment, l'une d'elles a dit qu’elle était trans, et vraiment, je suis resté là à l'écouter, sans rien dire, mais je n’ai pas compris. Mon cerveau était complètement étriqué avant de côtoyer les mouvements de gauche. C’est fou.
Et donc, pour répondre à ta question, oui, ça a considérablement changé ma façon de coacher. Avant, je me mettais facilement en colère parce que, toute ma vie, j’avais vu des coachs se mettre en colère, je planifiais des exercices avec des punitions et des récompenses, etc. Alors qu’aujourd’hui, je ne fais plus rien de tout cela. Je ne crie plus, j'ai complètement chassé le vocabulaire discriminant de ma bouche et je ne me mets jamais en colère. Sauf si un mec essaie d’esquiver pour la dixième fois de laver les chasubles… Là, je peux encore avoir quelques sursauts (rires).
Avec les jeunes des générations 98-2000, c’était facile, car ils ne disent plus ces mots. C’est fou à quel point ils sont plus matures que nous sur ces sujets ! En revanche, avec les adultes, il y a bien eu quelques frictions, car j’ai imposé ces évolutions. J’ai débarqué un jour à l’entraînement et j'ai annoncé que s’en était fini avec les insultes et les mots homophobes sous peine d’allers-retours en sprint. J’ai clairement fait usage de l'autoritarisme propre au sport, mais à des fins progressistes. Donc avec eux, ça a pris plus de temps, mais je suis hyper fier car ils ont énormément évolué et ce n’est pas pour rien qu’on est désormais reconnus pour notre ouverture d'esprit sur le sujet et que des joueurs homosexuels viennent jouer avec nous.
C’est triste, mais si tu regardes où se manifeste l'extrême droite en région parisienne et la manière dont les coachs se comportent dans les clubs, tu vois souvent des corrélations. Et du coup, mes jeunes voient la différence quand on joue des matchs en extérieur. Ils se rendent bien compte qu’on a réussi à créer un cocon à Martigua.
Je pense que c'est une bêtise, comme on vient de le voir avec l’homophobie, mais pas seulement. Dans les clubs auxquels je faisais référence précédemment, les Noirs sont d’un côté, les Blancs de l'autre, et si tu dépasses un certain âge, on te fout dehors… On est donc loin d’une vision inclusive. Et même pour les clubs qui souhaiteraient être inclusifs comme nous à Martigua, la réalité, c’est qu’on est tellement précaire, qu’on n’a pas la capacité d’accueillir des gens à toute heure de la journée. Or qui peut se permettre de s'entraîner en semaine de 21h à 22h à Paris ? Les bac+5, qui touchent entre 2 000 et 5 000 euros par mois mais certainement pas les agents de sécurité, cuisiniers et autres personnes qui travaillent en horaires décalés.
Je dois toutefois reconnaître que le brassage social est plus important chez nos jeunes qui s’entraînent à Matisse, près du métro Crimée. Le problème, c’est que ces jeunes des quartiers populaires, partent en grandissant, car nous n’avons pas suffisamment de créneaux pour assurer une continuité entre les différents âges. La concurrence avec le futsal, le volley et le basket, qui dépendent eux aussi des infrastructures des collectivités, est rude. Et elle l’est d’autant plus que si des médias disent : « Regardez, le futsal, c’est génial », l’année suivante, tout le monde se met au futsal et nous perdons nos créneaux. Ce qui ne serait pas si grave en soi, si ce phénomène n'entraînait pas au passage une uniformisation de l’offre sportive. Alors qu’au contraire, je crois que la beauté du sport c’est de pouvoir découvrir plusieurs univers.
Oui, c’est évident. Le MMA, et particulièrement l’UFC (Ultimate Fighting Championship), est souvent associé à des idéologies d’extrême droite qui vont beaucoup plus loin que les relents racistes qu’on retrouve dans d’autres sports. Un extrait de podcast circulait récemment dans lequel on entendait Bryce Mitchell, un vétéran de l'UFC, dire qu'il pensait qu’Hitler était un bon gars et qu'il avait défoncé les « Greedy Jews » (les juifs avares) pour de bonnes raisons… Pour comprendre ce rapprochement, il faut s’intéresser à l’histoire de ce sport et à la culture identitaire sur laquelle il s’est construit. Les premiers pratiquants étaient principalement des « rednecks », des hommes blancs, précaires, attirés par la promesse de célébrité et de richesse. Puis, pour se développer, l’UFC a ouvert le marché aux Afro-Américains, aux Brésiliens et aux Russes, tout en créant artificiellement une guerre territoriale et une ambiance viriliste. Résultat : on se retrouve avec des conférences de presse où il est banal pour des gars de dire que s’il le pouvait, il marcherait comme à l'époque des conquistadors pour raser les favelas (propos tenus par Conor McGregor face au Brésilien José Aldo). Donc, malheureusement, non, je ne suis pas étonné du virage à droite que vient d’opérer Marc Zuckerberg, qui s'acoquine avec cet espace réputé violent et précaire. D’ailleurs, il vient de nommer Dana White, président de l’UFC, au conseil d'administration de Meta.
L’un des problèmes avec le handball, c’est qu’il est difficile d'accéder à son histoire. Les anciens te racontent bien deux-trois choses quand tu leur poses des questions, mais c'est un peu comme dans Astérix, les secrets se transmettent par le bouche à oreille (rires). Ce n’est pas comme pour la NBA ou le football, où tu peux trouver des milliers de blogs.
Ensuite, et ce n’est pas pour leur jeter la pierre, mais j’ai souvent le sentiment que les handballeur·ses sont des « normies », c’est-à-dire, des personnes qui traversent leur vie avec des œillères sans trop se poser de questions. Ça m’a particulièrement marqué quand j’ai écouté Handball Podcast. J’y entendais parler de goût de l'effort, de méritocratie et de tout le blabla habituel du sport, mais jamais d'altérité, d’injustices, ou de sujets qui auraient pu leur donner un peu de profondeur. Et c’est dommage, parce qu’au contraire, quand Estelle Nze Minko a pris la décision d’avorter alors qu’elle jouait en Hongrie sous le régime d’extrême droite, j’étais heureux qu’elle ose parler de ce qu’elle avait vécu et de la violence qu’elle avait ressentie à vivre sous ce régime qui remet en cause le droit à l’avortement. Ça permet d'engager des discussions intéressantes et de sortir de cette image des athlètes qui seraient mis dans des couloirs depuis l’enfance et qui tracerait leur route, sans se soucier du monde.
C’est vrai que si je prends l'univers de la grimpe par exemple, l'un de mes meilleurs amis m'emmenait souvent en faire en forêt de Fontainebleau quand on était gamin. Et pour moi, c’était vraiment un truc de babos, comme la course à pied. Alors qu’aujourd’hui, si tu sors le dimanche matin, non seulement tu vois plein de gens, mais tu vois aussi que c’est devenu un gros marché. Ça donne vraiment le sentiment que l’esprit babos qui pouvait y avoir dans ces pratiques de plein air a complètement été happé, digéré et recraché par le capitalisme. Qu’elles ont en quelque sorte « cédé ».
D’ailleurs, je crois qu’après le covid, le handball aussi aurait pu céder vers une pratique plus individualiste. Notamment parce qu’à cette époque, plein de mecs arrivaient et ne voulaient pas laver les maillots, pas ranger les ballons, pas s’engager dans les matchs. Il y avait comme une non envie de participer à l’organisation collective. Du coup, beaucoup ont pris la porte ! Mais, c’est sûrement plus facile de résister à cette individualisation des pratiques sportives quand on pratique un sport collectif. Il n’empêche que j’ai du mal à comprendre les personnes qui cherchent à tout prix à s’éloigner des clubs. Regarde la natation, par exemple : si tu pratiques dans ton coin à Paris, à moins d’y être à 6h du matin, c’est horrible, tu nages avec les pieds du mec devant toi dans la tête.
Je constate souvent que la droite occupe le terrain du sport, mais de manière passive : elle est présente pendant les matchs, instrumentalise certains athlètes, etc. Mais, dès que l'on creuse un peu, on se rend compte que leurs arguments sont bancals. C’est pourquoi j’aimerais voir la gauche s’emparer davantage du sujet du sport. J’ai le sentiment qu’on pourrait aller beaucoup plus loin dans la construction d’une parole politique sportive de gauche que ce qui est fait aujourd’hui. Et cela pourrait permettre de toucher un électorat diversifié, passionné de sport. Donc oui, si j’avais un souhait, ce serait que la gauche intègre des spécialistes du sport en son sein. Qu’elle se rapproche, par exemple, des chercheur·ses prêt·es à sortir du confort de leur université ou de personnes comme nous qui tentons de diffuser leur parole, souvent peu connue.
Je suis mitigé par rapport aux athlètes, car même si j'en connais quelques-uns qui sont maintenant coachs, la plupart n’ont pas un discours élaboré sur le sport amateur, alors que cela devrait être la priorité. On devrait d’abord se concentrer sur la masse plutôt que sur les quelques champions à qui les médias déroulent déjà un tapis rouge. Je sais que cette position n’est pas populaire, mais tant que ces derniers ne développeront pas une parole politique un peu plus radicale, je ne vois pas pourquoi il faudrait s’adresser à eux en priorité.
Très bonne question (rires). Non, je n’ai pas vos compétences techniques pour faire un podcast comme le vôtre. J’aimerais surtout inviter des chercheur·ses pour qu’iels développent une pensée radicale un peu plus libre que celle qu’iels ont dans leur environnement universitaire. Qu’iels puissent se lâcher un peu. Et du coup, si jamais je fais ça, oui je viendrais un peu sur votre terrain, mais mon but à moi est d’ouvrir la fenêtre d’Overton en tapant fort à gauche pour que ça bouge. C'est d’ailleurs pour cela que je tweet régulièrement sur le haut niveau, alors que je sais que ça énerve certaines personnes. J’essaie de faire émerger des discussions et réflexions plus consensuelles en poussant des idées très à gauche.