Rencontre avec Melissa Plaza, ex-footballeuse internationale, autrice et interprète du spectacle de slam 140 BPM
Mélissa Plaza brouille les frontières. Ancienne footballeuse internationale, docteure en psychologie sociale et depuis quelques années, artiste slameuse, elle allie ses différentes identités avec force. Poétesse contemporaine, elle n’a jamais cessé de questionner les inégalités entre les femmes et les hommes dans le sport, ni de dénoncer les violences faites aux femmes. À l’issue d’un été intense au festival Off d'Avignon avec son spectacle 140 BPM, nous avons souhaité la rencontrer pour comprendre comment ces différentes facettes nourrissent ses textes, tout comme son traumatisme d'avoir été victime d'inceste durant son enfance.
Crédit : Alex Posure
Parce qu’en regardant mon parcours, on pourrait croire que mes deux carrières n’ont rien en commun, alors qu’un fil rouge guide mes choix depuis l’enfance : la colère que j’éprouve face aux injustices profondes liées au fait simplement d’être née fille. Aujourd'hui encore, je choisis de lutter contre ces inégalités sexuées en tant qu'artiste. Prendre la plume et monter sur scène est une nouvelle manière pour moi de sensibiliser à ces questions et de provoquer des prises de conscience.
« La colère » est justement le premier titre que j'interprète dans mon spectacle. J'ai choisi de commencer par là, car j'y explique que j'ai longtemps éprouvé une colère très forte, une colère souvent motrice et parfois très inhibitrice. Ce n'est que le jour où j'ai compris d’où elle venait, et surtout qu’elle était légitime, que j'ai réussi à m'en défaire. À cet instant, cette colère qui me consumait de l'intérieur est devenue solaire. Elle est devenue uniquement motrice. Désormais, j’assume écrire tous mes textes à l'encre de la colère, mais avec l'envie d'en faire quelque chose de beau. Car malgré toutes les violences que j'ai subies, notamment incestueuses durant mon enfance, puis dans le milieu du football, la colère m'a toujours portée. Elle m'a sauvée. Être en colère, c'est, en quelque sorte, s'accrocher à la vie.
Quant aux hommes qui continuent de délégitimer la colère des femmes, j'ai juste envie de leur dire qu'ils vont devoir s'y faire, car objectivement, nous avons mille raisons d'être en colère.
Oui, complètement. Lorsque j'étais joueuse, je ne comprenais pas pourquoi les autres filles ne s'indignaient pas autant que moi. J'ai donc ressenti le besoin de théoriser ce que je vivais sur le terrain. D'ajouter à mon expérience de vie, une expérience scientifique, à laquelle j'ajoute désormais une dimension artistique. Aujourd’hui, c’est cette alliance des trois qui me permet de me sentir légitime pour aborder ces sujets et, qui je crois, confère à mes textes de slam leur singularité.
Le texte « Garçon manqué », que tu m’as entendue interpréter, reflète très bien cette croisée des chemins, puisque j'y parle, avec ma touche artistique actuelle, de mes meurtrissures de l'enfance et de ma carrière de footballeuse professionnelle. Quand je dis : « Garçon manqué, cette sale rengaine, pas tout à fait un garçon, mais mieux qu'une fille quand même », je fais référence à la hiérarchie des sexes de l’anthropologue et militante féministe Françoise Héritier. L'idée selon laquelle, sur la première marche du podium se trouve un garçon, sur la deuxième, un garçon manqué, et sur la troisième seulement, une fille… Sans oublier la quatrième marche, assez stigmatisée elle aussi, où se trouve le garçon qui renonce à son statut de dominant. C’est fou, quand on y pense. Et plus fou encore de se souvenir qu’enfant, je recevais cette étiquette de « garçon manqué » comme un compliment…
Ce qui m'a éloigné du milieu de la recherche, c'est son entre-soi et le manque de passerelles avec la société civile. Ne souhaitant pas seulement m'adresser aux chercheur·es de mon domaine, j'ai rapidement pris mes distances avec ce monde. Évidemment, ma directrice de thèse s'arracherait les cheveux en voyant mes textes actuels (rires). Mais malgré tout, ces derniers restent empreints de la rigueur scientifique que j'ai acquise, et d’une analyse du réel à travers un prisme psychosocial. J'aime la psyché humaine, la comprendre et la décrire avec des mots. Notamment parce qu'on m'en a privé longtemps des mots. Et le slam me permet ça. Grâce à sa structure, aux rimes, etc., je peux transposer mes anciennes conférences scientifiques en quelque chose de beaucoup plus engagé et poétique. C'est une forme digeste, affranchie de nombreuses contraintes, car c'est une proposition artistique ; il n'y a donc pas de place pour les « oui, mais ».
La scène me permet clairement d'aller plus loin, car si je n'ai aucun problème à parler d'inceste avec mes proches ou à expliquer à mes ami·es ce qu'est la soumission chimique, en parler devant un public est tout autre chose. Et pour cela, la poésie est essentielle : elle crée un espace de confiance, prépare l’écoute et accompagne vers l’intime. Elle me permet de tisser un lien de confiance avec le public et de toucher des émotions que je n'aurais jamais pu mobiliser lors d'une conférence scientifique. C’est d’ailleurs pour cette raison que je parle de pouvoir. Quand je slame, j’ai un pouvoir qui, selon moi, s’accompagne d’une responsabilité. Je mets un point d’honneur à toujours trouver les mots justes.
Le slam a par ailleurs réconcilié mes deux mondes. Il a rendu mon travail de chercheuse audible pour mon univers de sportive. À l’époque de ma thèse, j’avais souvent l’impression d’être une ovni : ni totalement comprise par mes coéquipières, ni totalement légitimée par mes collègues en recherche. Alors quand les filles du Paris-FC sont venues me voir jouer à Paris, et que j’ai pu leur transmettre des choses très profondes, en utilisant parfois le langage du vestiaire, c’était pour moi, un moment extrêmement fort.
Crédit : Alex Posure
Le football reste le dernier bastion de la misogynie. C’est, à mon sens, le milieu qui changera en dernier. Pour mesurer les évolutions, il suffit d'observer dans quelle mesure les joueuses actuelles s'éloignent, ou non, des injonctions à la féminité. J’en parle d’ailleurs dans mon texte Le football féminin. J’y raconte que, dans ce milieu, notre droit d’exister dépend encore trop souvent de notre capacité à incarner la féminité telle que le patriarcat l’exige. La preuve en est faite dans l’équipe de France : la seule joueuse qui semble s’affranchir du canon de beauté dominant est Elisa De Almeida. Cheveux courts, pas de maquillage, une façon assumée d’être elle-même. Mais en général, ce genre d'affirmation de soi se paie. Je ne suis pas certaine qu’elle soit autant sponsorisée que d’autres, qui, elles, cochent presque toutes les cases du modèle attendu.
Donc non, le changement n’est qu’à la marge, dans quelques clubs pionniers. Ce que l'on voit à la télévision, c'est surtout de la poudre aux yeux.
Dans le football, les femmes sont maintenues dans une forme d’apolitisme, voire même d’obscurantisme. Tout est fait pour nous empêcher de nous élever intellectuellement, car une personne qui s’élève peut s’affranchir. Dans ce milieu, on cherche surtout des corps et des esprits dociles. Des femmes qui ne voient pas les mécanismes d'oppression ou d'entrave, ou qui n'ont pas les moyens de les dénoncer. D’ailleurs, je ne me place pas au-dessus des autres. Avant de quitter le football, je n’avais pas non plus cette conscience politique. Les rares fois où je me suis rebellée, j’ai été convoquée pour qu’on me dise littéralement de la fermer. Les menaces sont très concrètes dans ce milieu, et l'envie de monter sur les barricades disparaît vite quand on te fait comprendre que si tu n'es pas contente, la porte est là, et qu'il y a quinze filles qui attendent pour prendre ta place sans faire de vagues.
Oui, c’est précisément le sujet de mon prochain spectacle - Excelle pour exister - que je coécris actuellement avec Aline Jalliet, une ancienne chanteuse lyrique professionnelle. J’y interroge notamment l’idée très présente dans le sport du « no pain, no gain » où l’idée selon laquelle il faut souffrir pour progresser. Je suis en effet convaincue qu'une grande partie des athlètes de haut niveau sont des personnes profondément traumatisées, jamais soignées, qui ont trouvé dans le sport une fuite en avant. Or, cette fragilité en fait des proies idéales pour des entraîneurs en quête d'individus prêts à pousser leurs limites au-delà de l'acceptable.
Je lui dirais de tenir bon, car elle est en train d'accomplir quelque chose d'immense. C'est d'ailleurs le message que je transmets dans mon prochain spectacle. Je montre que ma véritable réussite n'est pas d'avoir atteint le sommet de ma discipline, ni d'avoir brillé sur les terrains, mais d'avoir survécu à l'enfer de l'inceste. C'est cela, ma véritable victoire. Car en réalité, je ne pouvais pas survivre autrement qu’en essayant de briller, au point presque de m’y brûler.
Dans mon premier livre « Pas pour les filles ? » (paru chez Robert Laffont en 2019), j’ai écrit que je rêvais de devenir footballeuse professionnelle et que je m’y accrochais « comme on s’accroche quand on est mourant ». Or, je crois que cette phrase résume tout : j'étais tellement en train de crever chez moi que je n'avais pas d'autre choix que de m'en sortir par le haut. Je devais devenir footballeuse professionnelle pour ne jamais revenir dans cet endroit.
« (…)
Football « féminin », ça veut dire…
Du football oui, mais en moins bien.
S’agirait de lire entre les lignes
C’est les promos, c’est l’ancienne co
C’est le low cost de la discipline.
Allez venez voir, les places sont pro-bono
Elles croiront vivre la gloire dans un lever de rideau
(…) »Extrait, Le football « féminin », par Melissa Plaza
Je pense que nous n’en sommes qu’aux prémices. Il y a quelques jours seulement, le scandale Shein a éclaté, avec la découverte de poupées dites « pédopornographiques ». Ce terme est une aberration en soi. On juxtapose les mots « pédo » et « pornographie » comme s'ils pouvaient aller de pair, alors qu'il s'agit avant tout de poupées pédocriminelles, achetées et vendues par des pédocriminels en puissance, et dont la seule fonction est d'alimenter ces horreurs. Certes, le mouvement #MeToo et les témoignages qui en ont découlé ont permis d'ouvrir certaines brèches. Mais tant que l'on ne comprendra pas qu'il faut d'abord et avant tout soigner les victimes, notamment les victimes masculines, pour éviter qu'elles ne reproduisent ces cycles de violence, nous n'avancerons pas suffisamment.
J’ai en effet réalisé cette vidéo, car pour moi, c’est la dernière grande arnaque du patriarcat. Le consentement, tel qu’il est brandi aujourd’hui, est précisément l’arme que les agresseurs retournent contre les victimes. Le dernier exemple en date étant l'affaire de ces deux policiers qui ont violé une jeune fille alors qu’elle était en garde à vue à Bobigny. Et qu'ont-ils fait ? Ils ont invoqué le consentement. Rendons-nous compte : une jeune fille se retrouve en garde à vue, face à deux policiers, et ils osent dire : « Elle était consentante. » C'est consternant et cela montre bien toute la problématique de cette notion. En effet, peut-on réellement consentir de manière éclairée quand on est une femme dans une société où l'on nous apprend, dès l'enfance, à dire oui, à être dociles et polis, et à faire ce qu'on nous dit de faire, surtout face à des adultes ? Et surtout, peut-on réellement consentir dans une société où l’inceste est monnaie courante et où les victimes ont appris à taire leurs non à l’intérieur, et à faire oui du corps ?
Tout cela révèle l’immensité du travail qu’il reste à accomplir et il me semble urgent de déplacer la responsabilité de ces violences sur ceux qui les commettent, plutôt que sur les femmes qui en sont les victimes.