Rencontre avec Hugo Beguerie, coprésident de Big Bang Ballers
« Jouer ensemble pour vivre ensemble » : telle est la devise de l’association Big Bang Ballers, basée à Grenoble. Fondé sur des principes d’éducation populaire, ce club « accueillant » entend déjouer les logiques sociologiques traditionnelles qui se forment dans la majorité des clubs de sport. Hugo Beguerie, professeur d’allemand, est l’un des cinq coprésident·e·s de l’association. Il revient pour nous sur leur approche inclusive et volontairement impertinente.
Disons plutôt que personne n’affiche volontairement un refus d’ouverture. Si on demande au club de golf de Neuilly s'il est ouvert à tout le monde, je suis sûr qu'il répondra oui. Mais dans les faits, les chiffres sont parlants : 90 % des licencié·es à la Fédération française de football sont des hommes. Tous sports confondus, les femmes ne représentent que 37 % des pratiquant·es. Côté handicap, seuls 1,4 % des clubs peuvent accueillir tous types de handicaps… Notre point de départ, c’est donc de dire que le sport, tend davantage à exacerber les inégalités de la société qu'à les réduire, malgré les idées reçues selon lesquelles il serait rassembleur et inclusif. C'est pourquoi on fait un effort constant pour lever ces barrières, en particulier pour les personnes qui cumulent plusieurs discriminations.
D’abord, on aménage nos espaces pour qu’ils soient accueillants, même pour les non-pratiquant·es. Un club-house, un coin tranquille, où l’on peut juste être là sans forcément jouer. Côté encadrement, on forme nos éducateur·ices pour qu'iels sachent accueillir des publics variés : personnes non francophones, en situation de handicap – qu’il soit moteur, psychique ou invisible. Enfin, on développe des pédagogies car il ne suffit pas de dire que tout le monde est le bienvenu pour que ça fonctionne. On le voit notamment avec les journées portes ouvertes où seules les personnes qui ont l’info et qui osent pousser les portes viennent. Pour les autres, il faut aller les chercher, proposer des activités près de chez eux, ou encore les accompagner dans leurs premières démarches. C’est le principe de notre méthodologie qu’on appelle « Rebond croisé vers l’inclusion ».
L'avantage des tiers-lieux est qu'ils ne sont pas associés d’emblée à la pratique sportive. On y vient souvent pour des activités artistiques ou culturelles, donc ça attire un public qui ne se serait pas intéressé à nos activités si nous étions ailleurs. Cela dit, à nos débuts à la Bifurk, à Grenoble, on a dû nous battre un peu pour dépasser l’entre-soi premier du lieu. On a travaillé avec l’ANCT autour du concept d’« entre-autres » : faire se rencontrer des gens qui ne se ressemblent pas, autour d’activités qui ne sont pas réservées à une niche. C’était notre manière de montrer que le sport peut ouvrir ces espaces, en amenant des publics plus divers.
Avec le collectif, on a par exemple construit une buvette en extérieur et 450 m² de playground comprenant un terrain de basket 3x3 en accès libre, éclairé et en autogestion. Comme c’est un sport populaire qui se joue sans arbitre et sans rien d'autre qu'un filet et un ballon, cela a créé pas mal de fréquentation, car il n'y a pas besoin de prendre de licence ou de s’inscrire. Il suffit de venir. Depuis le 1er janvier 2025, on y gère aussi La Plage, 2500m² de sable, et on essaie désormais de créer des passerelles entre les différents publics du lieu : celles et ceux qui viennent pour le bar ou les concerts, ceux qui participent aux activités sportives, et les habitué·es du marché bio du vendredi.
Oui, ce sont clairement des choix assumés. On a envie de « hacker » un peu les codes habituels du sport fédéré, parce qu’on constate que ce modèle a tendance à segmenter. Il crée des catégories : hommes/femmes, « valides » /personnes en situation de handicap, etc. Alors que nous, notre but est de faire jouer ensemble une grand-mère de 80 ans et un jeune mineur isolé, qu’ils prennent tous les deux du plaisir sans que ce soit un acte de charité. Et pour y parvenir, il faut repenser les cadres traditionnels : les licences obligatoires, la tarification, les entraînements rigides à heures fixes…
Par exemple, on propose parfois des créneaux en non-mixité. Mais à la différence de ce qu’on voit dans les fédérations - où on sépare systématiquement les filles des garçons à partir d'un certain âge - ces temps-là sont pensés comme des espaces temporaires. Des sas de non-mixité dédiés souvent à des jeunes filles, afin qu’elles puissent se sentir à l’aise, prendre confiance, apprendre à jouer, à manipuler un ballon sans pression ni violence. Mais l’objectif à terme, c'est que tout le monde rejoue ensemble.
Disons qu’on n’y est pas allergique, mais qu’il y a des formes de performance qu’on préfère à d’autres. On préfère, par exemple, les performances collectives à celles qui se construisent contre les autres. Celles où tout le monde gagne, ou perd ensemble. C’est une dynamique qu’on retrouve notamment dans les jeux coopératifs, qui sont un oubli total du monde sportif, alors que les gens sont comme des fous quand on organise ce type de pratique. Dans nos relais, par exemple, l’objectif n’est pas de battre les autres, mais de battre un chrono. Personne n’est mis sur la touche, il y a de l’entraide, du bazar, de la joie.
Et oui, il y a de la performance dans ces formats-là aussi ! La différence, c’est qu’elle ne se fait pas au détriment des autres puisque le but n'est pas d'arriver en premier, mais d’arriver tous ensemble. Les plus forts ne peuvent performer que si tout le monde suit. On passe ainsi d'un esprit de compétition à un esprit de coopération.
Absolument. Là où les fédérations sportives sont garantes de règles strictes et du respect des normes - taille du terrain, diamètre des ballons, nombre de joueurs… - nous, on prend le parti de les adapter car on en a un peu assez de voir des personnes obligées de s’adapter à des normes pensées pour une minorité. Notre approche relève de l’éducation populaire : si une règle est injuste ou excluante, on la remet en question. Et souvent, on la change.
Par exemple, dans le cadre de Paris 2024, on a repensé les règles des cinq sports collectifs les plus populaires (le football, le basket, le rugby, le volley et le handball) pour les rendre plus inclusifs. Ça a donné les in-games. Concrètement, on a imaginé un « foot-in » avec des zones de non-charge un peu partout sur le terrain. Lorsqu'un joueur entrait dans l’une de ces zones avec le ballon, personne ne pouvait venir le lui prendre. Ça lui permettait de respirer, de se poser, de réfléchir à la suite. C’est un changement simple, mais qui transforme totalement l’expérience de jeu pour les moins rapides ou les moins confiants, car iels n’ont pas l’impression qu’on leur saute dessus dès qu’iels touchent le ballon. Certains joueur·se·s les utilisent, d'autres non. Ce qui nous intéresse, c’est de changer les règles du jeu pour que tout le monde puisse trouver sa place et contribuer à l’objectif du jeu.
C’est difficile de donner une définition de l’éducPop, parce que c’est justement quelque chose qui se transforme en permanence, qui s’adapte, qui se réinvente. Mais il y a quand même quelques constantes. D’abord, c’est une éducation pensée par toutes et tous, et pour toutes et tous. Donc avec une logique d’horizontalité : il n’y a pas un·e sachant·e au-dessus de la mêlée. Ensuite, c’est une éducation critique, donc politique, dans le sens où on cherche avant tout à former des citoyen·nes capables de contredire, de réfléchir, de s'opposer et de proposer. Pas juste d’apprendre par cœur ou de suivre des règles sans les questionner. Enfin, je dirais que c’est une éducation active. Ce n’est pas un coach qui dicte ce qu’il faut faire : c’est le collectif qui décide, qui construit ensemble. Ah, et un dernier point important pour moi : c’est aussi une éducation ludique, où l’on apprend en jouant, en s'amusant, en prenant du plaisir.
(Rires), c’est vrai que les clubs sportifs qui font vraiment de l'éducation populaire sont un peu comme des poissons volants. On sait que ça existe, mais c’est pas la majorité. Cela dit, il y en a ! Il faut juste sortir de l’idée que les clubs sportifs sont les seuls à proposer des activités sportives. Les MJC par exemple, proposent tellement l’activité balle assise, qu'après les vacances scolaires, les gamins sont souvent des experts en la matière. Et typiquement, c’est un jeu hyper intéressant parce qu’on ne connaît pas son rôle à l’avance : on peut être chassé, chasseur, dominé, dominant… On peut faire des alliances contre les plus forts, inventer des stratégies etc. Et à la fin, on est claqué. Donc voilà, je pense que les clubs de sport n'ont pas le monopole du sport.
Moi, j’aime bien parler de « jeu sportif », parce qu'on oublie souvent que le sport à la base, c’est un jeu. Ça m'attriste toujours de voir des gamins qui marquent des paniers et qui tirent la tronche, ou qui prennent des airs agressifs genre : « ouais, je t'ai marqué dessus ». C'est très fréquent en basket. Ils reproduisent ce qu’ils voient chez les pros. Alors qu'en fait, pourquoi on ne rigole pas ? Je crois qu’il faut qu’on arrive à reprendre un peu de distance. Moi, je viens du basket. Ça fait 20 ans que je jette un ballon dans un cercle en métal à 3,05 m du sol. C'est quand même assez absurde (rires).
Il y a bien quelques joueur·ses pros qui continuent de jouer en prenant du plaisir, qui rigolent, testent des petits gestes techniques sans trop savoir si ça va marcher. J’avoue, je trouve ça plus intéressant. J’aime quand c'est créatif, drôle, impertinent, même si c’est inefficace et que ça n’amène pas à la victoire.
Pour moi, l’enjeu central, c’est de remettre de la démocratie dans le sport, et que l’État réinvestisse vraiment ce champ-là. L’éducation populaire par le sport, ça doit venir des gens, des assos, du terrain, bien sûr. Mais ça ne peut fonctionner que si la puissance publique soutient ces initiatives. Aujourd’hui, quand je vois l’explosion des salles de sport privées, je me dis que ça n’augure rien de bon pour le sport et le vivre ensemble en général. Car je crois qu’on a besoin avant tout d'espace qui tentent de déjouer les logiques sociologiques traditionnelles. Des espaces qui permettent de croiser des gens qu'on ne croise nulle part ailleurs, qui invitent à faire des choses positives ensemble... Et ça, ça ne se décrète pas : ça se construit, ça se finance, ça se défend politiquement.
Un exemple très concret : le Pass’Sport, est pour moi une mauvaise solution. Donner 50 euros à tout le monde, de manière uniforme, c’est ignorer les vraies inégalités. Si tu viens d’un quartier populaire et que tu veux te mettre au golf, ça va être compliqué vu que la pratique peut coûter entre 800-1000€. Donc au final, tu vas te mettre au foot, comme le prédestinait ton environnement social. On reproduit les inégalités au lieu de les combattre.
Je crois plutôt qu’il faut rendre accessible tous les sports pour sortir des logiques d’entre-soi. Ne restons pas entre hommes, entre filles, entre riches ou entre pauvres. Mélangeons-nous, jouons ensemble !