Rencontre avec Diego Landivar, fellow à l'Institut d’études avancées de Nantes, enseignant chercheur à Clermont SB et directeur d'Origens Medialab
Enseignant-chercheur à l'École de management de Clermont-Ferrand, Diego Landivar est également directeur d’Origens Medialab, un laboratoire de recherche dédié à la redirection écologique. Leur dernier sujet d’enquête, mené pour la mairie de Grenoble, porte sur l'avenir des piscines municipales, dont beaucoup arrivent en fin de cycle. On vous fait découvrir cette étude passionnante dont les résultats ont conduit la ville de Grenoble à renoncer à la rénovation de l'une de ses piscines, et dont les enseignements permettent d'envisager le rôle politique et social des infrastructures sportives sous un nouveau jour.
Il s'agit d'un laboratoire de recherche situé à Clermont-Ferrand et qui travaille sur les enjeux de l’anthropocène. Nous sommes une quinzaine de chercheurs et nous explorons la manière dont les territoires, les organisations et les infrastructures adaptent leur modèle face aux enjeux climatiques et écologiques. Pour cela, on mène des enquêtes à la croisée des sciences sociales, de l’écologie et des sciences de la Terre. Une de nos spécificités, c’est de nous intéresser à ce qu’on appelle des infrastructures et organisations « sentinelles », c’est-à-dire confrontées, avant les autres, aux perturbations écologiques et climatiques, au même titre que les sentinelles écologiques ou climatiques comme les barrières de corail ou les glaciers qui sont les entités à subir les effondrements écologiques en premier.
Notre travail s'inspire, entre autres, des travaux de Tony Fry, un chercheur et designer australien qui explique que tout ce que nous avons conçu et designé dans notre civilisation occidentale moderne, capitaliste et industrielle - nos formes d'organisation sociale, nos modèles économiques, nos infrastructures sportives, nos artefacts, etc. - sont désormais caduques face à la nouvelle situation terrestre, écologique et climatique. Et qu’il faut donc les re-designer à l'aune de ce nouveau contexte. Et la redirection écologique, c'est ça : c'est une invitation à rouvrir la vieille question de la conception, de la production, de la fabrication mais aussi de l’usage et du besoin à l’aune du nouveau régime d’habitabilité terrestre.
Pour décoder le fonctionnement de ce type d’infrastructures, il est souvent intéressant d'observer les périodes de pannes ou de dysfonctionnements, car, comme le disait Bruno Latour, c'est à ces moments-là que nos infrastructures, d'ordinaire invisibles, deviennent visibles. C’est typiquement ce qu’il s’est passé pour les piscines municipales. Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté et que les factures énergétiques ont flambé, la dépendance logistique et matérielle de la France vis-à-vis du gaz russe a été révélée. Les maires ont pris conscience des gouffres énergétiques et financiers que représentaient leurs piscines, ainsi que des liens qu'elles entretenaient indirectement avec Poutine et sa guerre atroce. Et effectivement, comme les piscines sont très consommatrices de fluides (eau, gaz et électricité), elles sont souvent en première ligne dans les schémas de transition des collectivités, aux côtés des patinoires, des musées et des grandes scènes culturelles.
Absolument, car le sport, tel que la modernité l'a conçu, a toujours été très dépendant de grands projets d'urbanisme et de planification. Pour le ski, il y a eu le « Plan Neige » dans les années 1960, qui a condamné chaque territoire enneigé à se transformer en station de ski, avec les conséquences que l'on connaît aujourd'hui pour trouver de nouveaux modèles de développement. Et pour les piscines, il faut remonter aux années 1960, lorsque Joseph Comiti, secrétaire d’État au Sport sous Pompidou, troublé par le nombre important de noyades en été et par les injustices sociales que cela révélait, puisque les enfants issus de milieux populaires ont plus de chance de se noyer que les enfants issus de milieux privilégiés, a décidé de prendre des mesures. C'est sous son impulsion qu'est né le « Plan 1000 Piscines », qui a donné lieu à la construction des fameuses piscines « tournesol », ressemblant à des soucoupes volantes, et qui représentent aujourd'hui un élément important de notre patrimoine arrivant en fin de cycle.
En France, le développement du sport marche beaucoup par grands élans politiques. Dès qu’il y a des Jeux Olympiques, ou de grandes victoires, on génère une série d’héritages infrastructurels coûteux à maintenir. Par exemple, suite à la victoire de Yannick Noah à Roland-Garros en 1983, un plan tennis a été mis en place pour permettre aux collectivités de construire leurs courts. Sauf qu’aujourd'hui, d'après nos études, plus de 50 % d'entre eux sont à l'abandon faute de moyens financiers pour les entretenir.
C'est pourquoi on milite pour repenser les politiques sportives à partir des usages en anthropocène et non depuis un mimétisme urbanistique entre territoires. Car, en soi, ce qui pose problème réside dans ce que j’aime appeler « l’immo-solutionnisme » (en référence à l’immobilisation comptable) : le développement d’une solution politique ou sociale pensée uniquement à travers le prisme de l'investissement et du grand projet architectural, très extractif et problématique sur le plan écologique et énergétique. Alors qu’on pourrait faire valoir d’autres logiques reposant sur des stratégies de fonctionnement, des usages tactiques de l’espace urbain ou des milieux écologiques en présence, etc.
À Grenoble, nous avons calculé que plus de 50 % des investissements sportifs ont été consacrés à des stades de football. Or, quand on croise cette donnée avec des enquêtes d'usage qui révèlent que ces stades sont utilisés à 95 % par des hommes, on comprend vite que la réponse de certaines villes progressistes, qui souhaitent aujourd’hui féminiser la pratique sportive en faisant entrer les femmes dans ces stades de foot, ne peut pas fonctionner. Ces lieux ne correspondent absolument pas à leurs usages. On ne peut pas construire des stades, se rendre compte que la moitié de la population est laissée sur le carreau, puis, pour rattraper le coup, dire : « On va faire entrer les femmes dans les stades. »… Une logique plus juste socialement et plus rationnelle sur le plan de la conception et du design devrait reposer sur la question qui est rarement posée : « Au fait, que veulent les femmes ou les jeunes filles comme pratique et comme équipement sportif ? ».
Deux choses nous ont particulièrement étonnés. D'abord, que les piscines sont, en quelque sorte, ce que j'ai appelé des dispositifs « exo-terrestres » : des dispositifs suspendus comme des bulles en lévitation, conçues en dehors des conditions d'habitabilité terrestre normales. Dans une piscine il n’y a pas de nuit ou de jour, elle fonctionne 365 jours par an, elle est quasi indifférente aux saisonnalités, le vivant ne doit surtout pas y entrer car il compromettrait l’équilibre précaire de l’eau et la qualité des équipements, qui nécessite un pilotage très précis de la température, humidité, acidité et qui dépend substantiellement de toute une série d’infrastructures énergétiques, matérielles, logistiques,... Ensuite, nous avons été surpris de découvrir qu'elles sont finalement beaucoup plus fragiles qu’on ne le pense avec une durée de vie relativement courte, entre 30 et 40 ans. Car justement, tous ces protocoles stricts de contrôle et pilotage du vivant dégradent les matériaux et nécessitent énormément de maintenance.
Page de couverture de l'étude
Oui, c'est inéluctable, car non seulement de nombreuses piscines municipales puisent dans les nappes phréatiques de leurs territoires, mais en plus, comme le taux d'évaporation de l'eau est colossal, il faut constamment les réalimenter.
Ce qui est dommage, c’est que les nouvelles piscines dites « écologiques » des années 2000-2010 sont certes plus rationnelles en termes de consommation d'eau grâce à des systèmes de filtration, de chauffage et de traitement des eaux plus efficaces. Mais comme elles ont été conçues pour répondre à un décuplement des usages, avec des parcs aqualudiques, des solariums, des toboggans, des saunas, voire même des bassins pour l'aquabike, la plongée sous-marine, etc. In fine, elles génèrent des factures écologiques plus importantes que les piscines tournesol des années 1970, qui pourtant, sont des hérésies sur le plan de leur matérialité.
Oui, tout à fait. L’un des exemples les plus marquants vient de l’est de la France, où certains maires ont choisi de baisser la température des piscines municipales dans le cadre de « plans de sobriété », pour lutter contre l'augmentation de leurs factures énergétiques. Sauf qu’en passant de 26 à 25, puis à 24 degrés, ils ont fini par créer un privilège écologique, car seuls 10 % de leurs usagers traditionnels continuaient d'y venir nager. Essentiellement celles et ceux en meilleure forme physique, les grands nageurs, et/ou qui pouvaient se payer des combinaisons. Dans les faits, ils avaient donc réduit leurs factures énergétiques, mais le coût écologique par usager était désormais exorbitant. Une situation qui montre bien que la sobriété énergétique, appliquée sans prendre en compte la dimension sociale et politique des équipements publics, peut parfois conduire à des effets pervers.
À Grenoble, nous avons en effet privilégié une méthode qui consiste à étudier les attachements (concept fortement inspiré du travail du sociologue Antoine Hennion) que les usagers entretiennent avec les piscines - qu’il s’agisse de personnes âgées, de clubs sportifs, de CSP, etc - afin de bien comprendre les dépendances que nous entretenons avec ces lieux dans notre pratique quotidienne. Car, on estime qu’on ne peut pas imposer des redirections écologiques, des renoncements et/ou des réaffectations, de manière arbitraire et antidémocratique.
Concrètement, nous avons donc commencé par identifier tous ces attachements. Puis nous les avons classés selon deux critères : l’« intensité » pour regrouper ce à quoi nous sommes fortement attachés par passion individuelle, comme la passion des clubs de plongée sous-marine pour leur sport, par exemple. Et le « concernement », pour regrouper les attachements partagés, ceux que tout le monde considère comme les plus importants sur le plan social ou collectif, comme le fait de savoir nager. Une fois cette première étape réalisée, nous avons croisé ces deux critères pour faire émerger ce que nous appelons les « attachements sacrés », que nous avons placés au cœur de nos scénarios d'évolution, car c'est souvent grâce à eux que l'on reconnecte un équipement public à sa fonction d'intérêt général.
Les attachements des personnes âgées ont été une assez grande surprise, oui. Car au départ, on nous répétait sans cesse qu'iels étaient les plus attachés à ces infrastructures et qu'il était hors de question d'y toucher. Or, en les interrogeant, on s’est rendu compte qu’il y avait bien toute une série d'attachements très intenses et importants, mais que ceux-ci portaient davantage sur les attributs de la piscine plutôt que sur sa substance (l’infrastructure piscine). On entendait des choses comme : « J’aime la piscine parce que c'est pas cher », « Je vais à la piscine parce qu’avec mes genoux, je ne peux plus courir », « Le jeudi c’est chouette, parce qu’il y a les copines et le moniteur cubain d’Aquagym nous fait danser ».
Finalement, nous avons découvert que les personnes âgées sont attachées à des sports doux, peu coûteux, axés sur la sociabilité qu'elles ont perdue, etc, mais pas tant que ça à l’infrastructure des piscines. Et ça, ça a été un élément essentiel pour que la ville de Grenoble ne se sente plus obligée d’augmenter son parc de piscines à mesure que sa population vieillit. Les élus ont réalisé qu’ils pouvaient tout aussi bien programmer des séances de gymnastique douce ou de taïchi avec des animateurs municipaux. Et c’est l’une des raisons pour laquelle ils ont décidé de ne pas rénover une des piscines sur laquelle nous travaillions.
Il suffit de sortir de notre prisme français pour se rendre compte qu'il existe un pluralisme d'activités sportives spontanées, tactiques, sociales et non dépendantes d'infrastructures. À Mexico, par exemple, la municipalité diffuse de la musique dans les squares de la ville chaque matin pour permettre aux personnes âgées de danser pendant des heures, et ça marche ! Elles ne sont pas sédentaires, se socialisent, ça coûte 20 balles à la collectivité. C’est gagné. Le problème, c’est que ce genre d'initiative ne s'inaugure pas : il n'y a pas de coupure de ruban, pas de maire bâtisseur… Et en France, on ne privilégie pas ce type d’action, car une norme de gestion publique interdit d'utiliser les budgets d'investissement pour financer des actions de fonctionnement. À Grenoble, par exemple, on ne peut pas « utiliser » une partie des 14 millions d'euros économisés lorsque l’on a renoncé à une énième piscine, pour développer ce type de redirection qui nécessiterait des agents municipaux, de l’accompagnement, du travail de proximité : en bref de payer des salaires et des compétences plutôt que des équipements ou des immobilisations (qui en plus coûtent aussi en maintenance et en fonctionnement). Et ça, il faut vraiment que ça change, car on ne pourra pas répondre aux problématiques écologiques uniquement par de l'investissement ou de la surenchère technologique. Nous devons redignifier les politiques de fonctionnement.
J'ai forcément une préférence pour celui sur lequel j'ai travaillé (rires). Il s'agit d'un scénario inspiré d'une expérience personnelle. Quand mon fils a reçu le catalogue de la mairie présentant les activités sportives proposées ici à Clermont, j'ai halluciné. Judo, lutte, taekwondo, football, football en salle, ski, basket, canoë, etc. J'ai trouvé ça complètement dingue et magnifique, parce qu'en Bolivie, d'où je viens, on ne nous proposait que …du football. Cet épisode d’étonnement anthropologique m'a rappelé qu'il existe de nombreux endroits où les pratiques sportives proposées correspondent uniquement à la géomorphologie du territoire. Ce sont les paysages, les entités naturelles et les milieux écologiques qui sont le théâtre et déterminent les pratiques sportives, récréatives ou rituelles locales, et pas l’inverse. Donc, dans ce scénario, la question qu’on pose c’est : peut-on imaginer une politique sportive terrestre pour la ville de Grenoble ? Une politique qui sortirait de la logique « d'attractivité » fondée sur une offre pléthorique d'infrastructures pour au contraire designer des pratiques sportives qui correspondraient à la géomorphologie du territoire. Avec tout ce que cela implique comme contraintes, limitations, suggestions, canalisations, spécificités,...
Oui, bien sûr. D'ailleurs, ce qui est frappant, c’est que les justifications avancées pour continuer à développer des infrastructures sportives sont souvent très apolitiques. À Clermont, par exemple, des discussions ont lieu autour de la construction d'un nouveau stade de football. Sauf que le maire PS et son allié le PC défendent le projet au nom de l'accès au sport pour les classes populaires sans même avoir demandé l’avis des classes populaires au nom de qui on érige un équipement qui est aujourd’hui le principal budget d’investissement de la ville tout poste confondu. La droite, de son côté, met en avant l'attractivité pour les cadres de Michelin et souligne l'importance d'avoir un club en Ligue 1 pour exister en tant que métropole « qui compte vraiment ». Résultat, au nom d’une pseudo universalité du sport, le stade devient un objet complètement apolitique, où une partie de l'échiquier politique productiviste se retrouve, alors qu’on devrait se demander : Pour qui ? Pourquoi ? Pour quand ? Et pour combien de temps ? En somme, envisager cette structure par le biais d’une réelle maîtrise des usages.
Oui, j’en suis sûr, car aujourd'hui notre conception des infrastructures sportives n’a plus rien de terrestre. On en est quand même à un point où l’on mime des montagnes dans des immeubles ultramodernes pour construire des salles d’escalade. Anthropologiquement, c’est une chose absolument bizarre. Et même si on peut les écologiser à fond - les rendre plus sobres, jouer sur la climatisation, utiliser des matériaux recyclés, etc. - ça ne change pas fondamentalement la donne, puisque le vrai problème vient de la conception. C’est pourquoi, nous, on pense qu’il faudrait changer les cahiers des charges. Y intégrer de nouvelles considérations comme la réversibilité des structures, la maîtrise de leur démantèlement, et bien évidemment l'association systématique d’une maîtrise d’usages à la maîtrise d'ouvrage, pour adapter ces infrastructures aux cycles du vivant et aux besoins réels de la population dans cette nouvelle ère écologique.
Pour découvrir l’étude d’Origens Medialab L’avenir des piscines municipales face à l’urgence écologique, c’est ici