(1/2) Trail : un autre rapport aux territoires est-il possible ? Carte Blanche à Hugo Betelu

Pratiquant assidu de trail, Hugo Betelu ne se reconnaît plus totalement dans sa discipline. Course à la performance, marchandisation, ce dernier oscille entre grande désillusion et volonté de changement. Nous lui avons offert cette carte blanche en deux parties pour qu’il nous partage le fruit de son introspection et de ses réflexions.

Vent Debout
5 min ⋅ 07/08/2025

© Marielle Laubie© Marielle Laubie

En courant sur les sentiers du massif du Mont-Blanc lors du Grand Trail de Courmayeur en 2024, une question m’a traversé l’esprit à plusieurs reprises : « Qu’est-ce que ma participation à cette course me permet d’apprendre de ce territoire que je connais si peu ? » La réponse m’est apparue aussi claire que déroutante : rien !

Ce constat est le fruit de cinq années passées à arpenter les sentiers en compétition. Cinq années à me poser, course après course, de plus en plus de questions sur la pratique du trail. Sur le modèle des grands événements, qui ne me font plus rêver. Sur la quête de performance et de dépassement de soi, qui finit souvent par me couper de ce qui m’entoure. Derrière toutes ces réflexions, un fil conducteur : la question de notre rapport aux territoires. Les massifs qu’on sillonne, les villages qu’on traverse, les habitants qu’on croise sans les rencontrer, les écosystèmes qu’on ignore…

Aujourd’hui, le cadre compétitif et la logique de performance sur lequel il est fondé me semblent en décalage avec ce que je souhaiterais vivre en montagne. Alors, je cherche. Je cherche d’autres manières de faire et d’autres formes de relation. D’abord, avec cette carte blanche en deux épisodes, dans laquelle je partage mes réflexions sur les grandes courses de trail (1/2) et la performance (2/2). Puis, avec un film intitulé Viva Verdon, qui verra le jour au printemps 2026.

Partie ½ : Quand le dossard devient une marchandise sur les courses de trail

© Marielle Laubie© Marielle Laubie

L’événementiel sportif a bien changé entre le moment où j’ai pris mes tous premiers dossards il y a 5 ans et aujourd’hui.

En prenant le départ du Grand Trail de Courmayeur en 2024, un ultra-trail, dont une grande partie se déroule au pied des glaciers italiens du massif du Mont-Blanc, je savais que je viendrais nourrir à la fois mon envie de parcourir des sentiers mythiques et ma dissonance cognitive. Partagé entre la joie d’en être et le rejet d’un modèle événementiel auquel je n’adhère plus vraiment.

Moi qui, depuis quelques années, commence à me questionner sur la soutenabilité de ces courses qui concentrent un nombre trop élevé de participants sur un seul et même lieu, j’allais être servi : on venait à peine de s’élancer que je me retrouvais déjà à faire la queue pour entrer sur un single (ces petits sentiers où l’on ne peut passer qu’un à un). J’ai tout de suite pensé à ces alpinistes qui patientent en file indienne pour atteindre le sommet de l’Everest. Bien sûr, ce n’est pas le même challenge, mais au fond, la logique n’est-elle pas la même ? Consommer un espace naturel, réussir un « exploit » qui satisferait notre ego et nourrirait notre quête insatiable de dépassement de soi.

Après avoir couru plus de 24 heures, je me suis demandé si je n’étais pas en train de vivre l’une de mes dernières « grandes » courses. Car alors que la fatigue m'envahissait, un sentiment encore plus lourd restait : l’idée que ces grands rendez-vous de trail ne sont plus soutenables, ni pour les territoires qui les accueillent, ni pour moi. En clair, à ce moment précis, ils ont perdu leur pouvoir de rêve et d’idéal à mes yeux, et je vous en explique les raisons.

Une marchandisation à outrance : du dossard aux sponsors.

Ce qui m’attriste, tout d’abord, c’est la marchandisation croissante de ce sport de montagne, qui se veut, par essence, « minimaliste » (baskets, short et hop c’est parti !).

Les grands événements se payent chers, voire trop chers. Un week-end de trail long ou ultra, revient souvent à 300-600€ (dossard, logement, transport, alimentation pendant et en dehors de la course). On me rétorque souvent que ces événements permettent de se retrouver et de partager des moments et des souvenirs. C’est vrai, mais alors, seulement entre potes ou entre gens qui me ressemblent. Car je le rappelle souvent, mais en France, le trail ne concerne que 2% de la population. Grosso modo, 2% d’hommes blancs, aisés, voire très aisés.

Par ailleurs, les sponsors des courses sont souvent des entreprises polluantes dont les valeurs ne sont pas toujours alignées avec l’esprit de liberté, de découverte et de respect de l’environnement que prône le trail (cf. l’affaire Dacia UTMB de 2023).

Consumérisme débridé, écologie sacrifiée ?

Alors oui, les grands événements de trail font marcher l’économie locale. Mais, comme d’autres disciplines sportives (le ski, par exemple), ils alimentent surtout une économie néfaste écologiquement parlant : des séjours courts, durant lesquels les traileurs·ses amateurs·rices et professionel·les se déplacent bien souvent avec des moyens de transport carbonés. Les circuits UTMB World Series ou équivalents incitent en effet les participants à se déplacer à travers le monde, très souvent en avion, pour remporter des points. Pour ce qui est des courses moins grandes, la plupart d'entre elles se développent en utilisant les codes marketing des grandes compétitions. La logique consumériste se perpétue, nourrie par des récits de dépassement de soi, de performance et d’accumulation d’expériences : « Tu l’as faite ? Celle-là ? Et celle-ci, t’attends quoi ? Elle est incontournable ! ». Les courses de trail sont-elles devenues des cases à cocher, à l’image des destinations touristiques ? La question me semble légitime — et, à bien y regarder, la réponse est en partie oui.

Les courses de trail : une expérience (trop ?) standardisée

Les grands événements de trail proposent dans leur grande majorité une expérience que je trouve très standardisée. Le sociologue Olivier Bessy parle lui « d’expériences domestiquées ». Je dis souvent qu’on achète nos dossards (trop chers), qu’on vient courir (trop vite) et qu’on repart (trop loin). C’est une manière de dire que nos expériences de trail sont, selon moi, très limitées dans le temps et l’espace : j’arrive sur un territoire qui n’est pas le mien et dont je ne connais a priori pas grand-chose, je récupère mon dossard au village événementiel, je cours en suivant un balisage préétabli, puis je repars. D’où mon questionnement introductif : qu’est-ce que cette course me permet d’apprendre et de ressentir sur ce qu’il se passe ici ? Comment nos pratiques de trail peuvent nous permettre de tisser des liens non marchands avec les territoires et leurs habitants ? Comment transformer notre posture de sportif pour agir au sein des territoires que l’on traverse ?

© Marielle Laubie© Marielle Laubie

Vers de nouveaux modèles événementiels ?

S’il peut-être difficile d’imaginer d’autres types d'événements, j’essaie, depuis quelques années de cultiver, une approche par le sensible. Quand je parle de « sensibilité », je fais allusion à la relation qu’on peut entretenir avec une région, ses habitants, sa faune et sa flore. Ces relations peuvent être sociales (découvrir, rencontrer les gens qui vivent ici), écologiques (quels sont les enjeux sur la biodiversité), historiques ou patrimoniales. Pour moi, c’est cela que devrait encourager la pratique du trail : créer du lien et faire des rencontres qui permettent de mieux comprendre ce qui se joue sur un territoire.

Il existe bien quelques initiatives en France qui tentent de redessiner les contours de l'événement de trail. L’Ultra-Spirit, organisé par Carline et François D’Haene, allie défi, convivialité et aventure en pleine nature. Une manière de s’affranchir du chrono et de la performance. Il y a aussi l’UBTL (pour Ultra-Back-To-Life, « retour à la vie »), un événement à la dimension plus locale et en faveur de la biodiversité : plantation d'arbres, création de zones humides, ramassage des déchets. Je pense aussi à ces traileurs amateurs qui se lancent dans des projets qui sortent des modèles classiques : Théo Bourdarel allie le trail et l’eau, Lucas Martel avec ZEoff, des aventures de gare en gare axées sur la découverte et le lien au territoire ou encore Olivier Crouvizier et son mouvement « ultra-simple ».

J’ai le sentiment que le trail arrive peu à peu à un carrefour, partagé entre plusieurs modèles. D’un côté, les grands événements et leur logique de rentabilité et de marchandisation. De l’autre, des courses plus modestes, souvent portées par des bénévoles, qui défendent un esprit local, convivial et familial, et des formats alternatifs, qui s’éloignent du modèle de la course pour s’inspirer d’événements hybrides comme la Mad Jacques par exemple, mêlant sport, découverte et rencontres. Je suis convaincu que ces dernières sont porteuses d’une évolution souhaitable. Elles montrent qu’une autre voie est possible : celle d’événements plus modestes, peut-être moins rentables, mais plus en phase avec les enjeux écologiques et sociaux actuels. Des formats qui recréent du lien, protègent les espaces naturels, rendent visibles les enjeux territoriaux et intègrent pleinement les habitants.

Viva Verdon, où l’exploration à mon échelle, de cette autre voie pour le trail

Soucieux d'explorer cette autre voie, j'ai initié un projet de film, intitulé Viva Verdon, afin d’imaginer de nouvelles modalités relationnelles avec le territoire et ses habitants. Je tente d’intégrer des critères de sensibilité sociale et écologique dans ce projet en allant questionner et interviewer celles et ceux qui connaissent les enjeux (élus, associations, organisateurs·rices de manifestations sportives, habitants, guides, éleveur·euse·s, etc.).

Ma démarche consiste finalement à repenser la manière dont les traileurs et traileuses considèrent les espaces dans lesquels iels évoluent : non plus comme un simple « terrain de jeu », mais comme un espace porteur d'enjeux économiques, sociaux, culturels et écologiques.

Je tente, à mon échelle, de cultiver une forme de réciprocité, en me laissant « traverser par le territoire » autant que je le traverse.


Hugo Betelu

Vent Debout

Vent Debout

Par Clothilde Sauvages

Vent Debout, c’est Clothilde Sauvages et Sylvain Paley. Nous sommes deux sportifs ayant pratiqué la compétition sur les circuits nationaux et internationaux. Tumbling, wakeboard et ski alpin. Mais dans le civil, nous avons d’autres casquettes : Clothilde est entrepreneuse indépendante, journaliste et alumni du collectif Ouishare. Elle passe une grande partie de son temps à monter des projets de société. Sylvain est réalisateur de production audiovisuelle et co-fondateur de Société Nouvelle, un collectif d’indépendants au service de l’intérêt général. Ensemble, nous nous sommes réveillés un matin en se disant qu’il serait intéressant que l’on tente de réunir ces deux facettes de nos vies.

Car dans le « tout est politique » que nous fréquentons au quotidien, le sport fait toujours exception. Pas assez sérieux ou pas assez intello ? On invite rarement les athlètes pour leur demander leur avis sur la réforme des retraites, les violences policières ou le dérèglement climatique.
Et pourtant ils et elles ont des choses à dire. C’est pour les entendre qu’est né Vent Debout.

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