Pour une révolution intime et féministe dans l'alpinisme

Rencontre avec Vorlette Fakhri, autrice du texte « Lettres aux alpinistes » publié en 2021 à la suite de la mort de son compagnon, Gabriel Miloche.

Vent Debout
8 min ⋅ 21/11/2025

Vorlette Fakhri est une passionnée de sports de pleine nature. Spécialiste des textiles et de la mode, elle a entrepris en 2024 un voyage à vélo à travers la France pour aller à la rencontre des personnes qui œuvrent en faveur de modes de production plus vertueux dans l’industrie textile. Mais ce n’est pas de ce voyage dont nous parlons ici. Nous l'avons contactée pour qu'elle nous parle de son texte poignant, « Lettre aux alpinistes », qu'elle a écrit en 2021 après la mort de son compagnon, Gabriel Miloche, disparu dans une avalanche lors d'une expédition au Népal.

Une interview saisissante à mettre en lien avec notre épisode de podcast : À la vie à la mort.

Peux-tu nous parler de Gabriel et du contexte de son décès ?

Gabriel Miloche était mon compagnon. Un gars exceptionnel originaire de Briançon, ingénieur chez Decathlon, grimpeur depuis son plus jeune âge, et membre du « GEAN », le Groupe d'Excellence d'Alpinistes Nationaux, une sorte de filière d’élite pour les jeunes alpinistes français. Dans ce programme, il est courant de finir par une expédition à l’étranger. Alors en octobre 2021, Gabriel est parti avec sa promotion au Népal. Là-bas, lui et deux de ses coéquipiers ont tenté d’ouvrir la face nord du Mingbo Eiger. Elle n’avait jamais été gravie, et elle ne l’a toujours pas été car tous les trois ont été emportés par une avalanche. Et moi…, ce jour-là, ma vie s’est effondrée.

Tu as écrit une lettre après sa mort, publiée sur Alpine Mag et intitulée « Lettres aux alpinistes ». Pourquoi avoir pris la plume ?

Suite à son décès, beaucoup de ses amis alpinistes m’ont écrit. Leurs messages étaient bienveillants, mais, je n’arrivais pas à leur répondre. Alors, à la place, j’ai commencé à envoyer de longs messages, tous similaires. Je leur disais que je ne voulais pas de leur empathie, car j’estime que dans ce milieu de l’alpinisme sportif, on entretient une forme d'hypocrisie face à la mort. On fait mine d'être surpris, alors qu'on sait tous que ça peut arriver. C'était une peur que j'avais déjà exprimée à Gabriel. J’ai voulu briser ce tabou, les pousser à réfléchir aux conséquences de leurs actions et de leurs pratiques sur leurs proches. Mes mots ont circulé. Arthur, l’un de ses amis a été particulièrement touché. C’est lui qui m’a proposé d’en faire un texte pour Alpine Mag.

« Nous ne pleurerions pas Gabriel aujourd’hui si nous ne l’aimions pas et je ne serais pas partiellement morte s’il n’avait pas emporté avec lui dans sa chute une partie de moi que je lui avais donnée. Je vis cette vérité plus que jamais. Mes proches me portent à bout de bras depuis novembre et ce n’est que grâce à leur amour que j’ai la force de prendre ma plume aujourd’hui. » Extrait du texte Lettres aux alpinistes

Comment les institutions ont-elles réagi face à cet accident ?

Il n’y a pas eu de réaction marquante. Après, il faut dire qu’à l’époque, je n’étais pas en état de recevoir ces informations. Je voyais des communiqués de presse passer, mais comme les secours ont mis trois jours pour retrouver les corps, certains ont émis l'hypothèse qu'ils étaient encore en vie. Une belle mascarade… À plus de 5 000 mètres d’altitude dans l’Himalaya, il n'y avait aucun espoir. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais préféré qu’on ne récupère pas les corps. La médiatisation, les cercueils métalliques sous scellé… rien de tout cela ne m’a aidée à faire mon deuil.

Il y a tout de même eu une réponse institutionnelle plus significative que les autres. François Marsigny, responsable du département alpinisme de l’ENSM, m’a contacté car il voulait envoyer mon texte à l'ensemble de la promotion de Gabriel. À l’époque, j’avais compris qu’ils envisageaient de renforcer leur enseignement sur la notion de risque et d’intégrer ma lettre à leur réflexion pédagogique. Je ne sais pas ce qui a été fait depuis.

Dans ta lettre, tu commences par dire que tu ne fais pas partie de « leur » monde, alors que tu pratiques également des sports de pleine nature. Pourquoi cette mise à distance ?

Oui, j'ai pris cette distance parce que je ne fais pas partie du monde des alpinistes. Je n'en ai d'ailleurs jamais fait partie. Mais je voulais m'adresser à eux. À ces personnes, souvent des hommes, qui pratiquent l'alpinisme régulièrement, qui cultivent une certaine prise de risque dans leur pratique et qui, pour la plupart, vivent dans la vallée de Chamonix, ont un travail à mi-temps et pour certains préparent l'école des guides de haute montagne. Bref, à ceux qui ont placé la montagne au centre de leur vie et qui la privilégient dans leur quotidien comme dans leurs choix, qu'ils soient personnels ou professionnels.

« le rapport à la mort m’a toujours semblé très rationnel là-bas. Il y a des morts, et puis voilà. C’est un inconditionnel. »

As-tu le sentiment que ta relation à la mort était différente de la leur ?

Ce qui est difficile avec la mort, c’est qu’elle est taboue dans notre société. On en parle peu, de manière générale. Cela dit, je pense que mon rapport à la mort était différent, car je ne la côtoyais pas. Eux prenaient, pour la plupart, des risques régulièrement, connaissaient des gens qui étaient morts ou avaient frôlé la mort en montagne. Quand nous vivions ensemble à Chamonix, notre voisin, un gars du coin d'environ 55 ans, avait perdu tous ses amis en montagne. Il lui en restait trois. Dans ce milieu, tout le monde a perdu quelqu'un. Et si ce n'est pas une personne, c'est dix ou plus. Enterrer des gens fait presque partie de la culture de la montagne.

Ce qui me frappait, c'est qu'il y avait relativement peu d'émotions visibles autour de ces drames. Est-ce parce que ce milieu est composé majoritairement d'hommes blancs qui n’ont pas forcément été éduqués à traverser et partager des émotions ? Ou parce que la vallée de Chamonix est un peu le Disneyland de la montagne internationale ? Je ne sais pas. Mais une chose est sûre : le rapport à la mort m’a toujours semblé très rationnel là-bas. Il y a des morts, et puis voilà. C’est un inconditionnel.

Tu disais que vous en aviez quand même un peu parlé avec Gabriel. Ce n’était pas un sujet tabou entre vous ?

C'était ambivalent. On en avait un peu parlé, mais on était jeune et ça restait un sujet vague. Ce qui s’explique : comment ne pas en faire un sujet tabou, alors que ça l’est dans la société, et qu'en tant qu'homme, on n'est pas éduqué à aborder des sujets très émotionnels. La société ne nous donne pas les outils pour parler de ce genre d'émotions fortes, pour les communiquer et les traverser. Et encore moins dans un milieu où la plupart des hommes sont de formation scientifique, où il y a peu d'espace pour la réflexion émotionnelle ou abstraite. J’ai étudié les sciences sociales et la philosophie et ai la sensation d’avoir été plus préparé à penser et exprimer des concepts abstraits comme la mort ou l’amour.

Qui plus est, je crois que ça n’arrange personne d’en parler, puisque dans ce milieu, tout le monde est un peu accro à la montagne, et s'accommode donc de son pendant cruel qu’est la mort. Sans prise de risque, je ne suis pas sûre que l’alpinisme aurait la même saveur pour tout le monde.

Penses-tu que la sensation de frôler la mort peut devenir addictive ?

Je le crois, oui, mais c'est une hypothèse qu'il faudrait étudier en profondeur. Pour ma part, qui aime la montagne sans pour autant pratiquer l'alpinisme et encore moins l’alpinisme sportif, je ne ressentais pas la même chose que Gabriel. Chez lui, il y avait une forme d'addiction à la sensation qu'il éprouvait en montagne et qu'il disait ne ressentir nulle part ailleurs. Une sensation grisante, qui n’existait, je crois, que parce qu’elle était liée à une certaine prise de risque dans sa pratique, et que cette prise de risque était valorisée socialement. Braver la mort, c'est cool, particulièrement quand on est jeune.

« Mountains blinds the mind as much as it blinds the horizon » (les montagnes aveuglent l'esprit autant qu'elles aveuglent l'horizon). J’ai écrit ce truisme pour dénoncer l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule façon de vivre : il faut vivre intensément, même si cela implique de vivre avec des fantômes. Cette idée me semble totalement fausse. Si tu vis à Paris, ta vie peut être tout aussi amusante et puissante. De même, si tu passes ta vie à lire des livres, il t’arrivera des choses folles, merveilleuses, romanesques et extrêmement heureuses. Il y a aussi du beau dans la banalité. Et si une pratique provoque trop de souffrance, il faut avoir le courage de la transformer, ou d’aller chercher l’adrénaline ailleurs.

« Il y a aussi du beau dans la banalité »

Quel regard portes-tu sur les podcasts et les médias qui glorifient des histoires d'accidents ou d’expéditions en haute montagne.

Je ne les écoute pas. Pour moi, ils font partie du problème. D’abord, parce qu’ils participent à encourager et à légitimer les alpinistes qui prennent des risques, et par extension, donnent envie à d'autres de s'y mettre, souvent de jeunes gens, happés par ces discours de glorification et d'intensité de la vie. Ensuite, parce qu’ils favorisent, selon moi, une vision de la montagne et de la nature tournée vers l’exploit. Il faut la gravir et la conquérir. Des valeurs néocoloniales, en somme, alors qu’on pourrait tout aussi bien parler des alpinistes qui développent d’autres rapport à la montagne. Enfin, parce que les rares récits que j’ai écoutés ne mettaient jamais l’histoire de l’invité en perspective. On en parle toujours comme s'il s'agissait d'un héros des temps modernes, en omettant complètement le système de soutien, souvent porté par des femmes, qui se cache derrière, ainsi que ses privilèges et sa classe sociale.

Ce qui me réjouit cependant, c’est qu’il y a de plus en plus de récits de voyages et d’expéditions de femmes qui, selon moi, changent les codes. Voire même, des hommes, comme Cory Richards, qui assume désormais de parler de sujets intimes comme la bipolarité.

Y a-t-il également, selon toi, des biais de genre dans ce milieu ?

C’est certain. Ce milieu reste globalement un monde d’hommes, avec des valeurs qui relèvent, à mes yeux, de la masculinité hégémonique (concept développé par la sociologue Raewyn Connell). Même si tout le monde n’envisage pas l’alpinisme de cette façon, la compétition y tient encore une place importante : on grimpe coûte que coûte, on légitime la prise de risque au nom de la performance, etc. La sociologue Delphine Moraldo a d’ailleurs établi un parallèle intéressant entre le langage utilisé pour parler des montagnes et celui utilisé pour parler des femmes. On parle de leurs formes, etc… Il y a tout un imaginaire genré qui structure cette relation. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, en tant que femme, je ne me sentais pas capable d'être moi-même à 100 % dans ce milieu. J'avais l'impression de devoir m'adapter à un moule.

« Les rares récits que j’ai écoutés ne mettaient jamais l’histoire de l’invité en perspective. On en parle toujours comme s'il s'agissait d'un héros des temps modernes, en omettant complètement le système de soutien, souvent porté par des femmes, qui se cache derrière, ainsi que ses privilèges et sa classe sociale »

C'est un monde d'hommes, mais ce sont les femmes qui, dans la plupart des cas, doivent composer avec le deuil.…

Comme souvent, c’est la femme qui reste et qui souffre. D’ailleurs ça se reflète dans l’imaginaire collectif : on a une image très précise de la veuve, mais jamais du veuf. Et c'est là que je vois une intersection entre la prise de risque et « l'absence » de femmes dans ce milieu. Statistiquement, ce sont souvent les hommes qui meurent. Déjà parce qu'ils sont plus nombreux. Mais aussi parce que, comme de nombreuses études le montrent, les hommes prennent souvent plus de risques que les femmes, car ils se sentent plus aptes. Ils ont donc tendance à s'engager plus facilement dans des itinéraires sans retour possible ni secours envisageable. Résultat : les femmes restent, et bien souvent, elles se sentent extrêmement seules après la perte de leur conjoint, car n'appartenant souvent pas à ce milieu autant que leur ex-compagnon, elles n'y trouvent pas toujours les liens de solidarité dont elles ont besoin.

As-tu le sentiment que la parole des femmes est suffisamment entendue sur ce sujet ?

Non, pas du tout, car bien souvent les femmes n’ont pas les audiences pour s’exprimer, ou sont juste dévastées par ce qu'elles tentent de surmonter. Il y a selon moi une parole qui n'existe pas. J’ai été frappée de voir que ma lettre est l’une des seules à porter un point de vue comme le mien. Je sais que plusieurs alpinistes ont écrit sur le décès de leurs compagnons (par exemple « Sans lui » de Katia Lafaille et la lettre à Tomek d’Elisabeth Revol), mais c’est différent : elles faisaient partie du milieu. D’ailleurs, beaucoup de femmes m’ont contactée sur Instagram pour me dire que j’étais leur seule source d'identification dans tout le milieu de la culture, du théâtre, de la danse, du podcast, de la radio, etc., où elles avaient entendu une bribe de ce qu’elles avaient traversé. Et cela, alors que nous vivons dans un monde saturé d'informations. Au-delà des structures de soutien pour les familles, jamais on ne s'intéresse à ce que nous avons vécu et aux conséquences que ces morts ont eues sur nous.

D’ailleurs, je ne trouve pas ça anodin, que ça soit toi, une femme, qui me sollicite pour cette interview. Tu es la première personne à me contacter pour reparler de ce sujet dans les médias. Or, ce sujet n’est pas un cas isolé ni une fatalité. Il s'agit d'un phénomène collectif organisé, qui s'auto-perpétue, et qui reste orchestré par des hommes qui défendent une certaine vision de l’alpinisme. C'est comme pour le cancer. Avant, on individualisait toujours les cas ; avec la loi Duplomb, on commence à se rendre compte qu’ils sont le résultat de choix politiques. Ce n’est pas un hasard si la France est l’un des pays au monde où l’on dénombre le plus de cas de cancer. De la même manière, c’est un choix sociétal qu’il y ait autant de veuves et d’hommes qui meurent en montagne. Il faut en faire un sujet collectif et politique.

« On a une image très précise de la veuve, mais jamais du veuf »

Éprouves-tu de la colère ?

J'ai ressenti une tornade de colère. Et aujourd'hui encore, je ressens de la colère envers le monde de l’alpinisme sportif, c’est pourquoi je m’en suis éloignée. Mais la colère est mon moteur, donc je ne sais pas si je suis totalement objective (rires). Ce qui est sûr, c’est que j’ai vécu des situations où la colère m’a sauvée. Et quoi qu’en disent les gens, je suis fière d’être une femme en colère, et d’être en paix avec ce qui m’est arrivé.

T'es-t-il difficile de relire ta lettre ?

Non, car je suis toujours en accord avec ce que j'ai écrit, et je crois qu’elle reste d'actualité. Encore aujourd’hui j’aimerais que les gens la lisent et la voient comme une invitation à la réflexion sur la place de la prise de risque dans leur pratique de l'alpinisme. J'espère qu'elle permettra encore d'ouvrir des discussions sur la mort et le deuil. Car pour nous, c’était trop tard. Alors que si Gab’ était là, je pense qu’il dirait qu’il regrette et que tout ça n’en valait pas la peine.

Il faut parler. Mettre les pieds dans le plat. Ne pas attendre les prochains enterrements. Surtout dans un contexte où, avec le réchauffement climatique, la montagne s’effondre et le nombre d’accidents graves augmente. Qu'est-ce que ça coûte ? Si Gab’ avait parlé à ses amis de la remise en question qu’il entamait vis-à-vis de son rapport à la montagne, peut-être qu’il ne se serait pas lancé dans l’ouverture de ce sommet.

Dans ce milieu, encore plus qu’ailleurs, je crois qu’il faut vraiment qu'une révolution intime et féministe ait lieu. Il est temps d’arrêter de mettre à distance nos émotions et que le système de valeur qui régit ce milieu puisse enfin évoluer vers un paradigme qui prend en compte de façon honnête et franche nos interdépendances affectives.

Vent Debout

Vent Debout

Par Clothilde Sauvages

Vent Debout, c’est Clothilde Sauvages et Sylvain Paley. Nous sommes deux sportifs ayant pratiqué la compétition sur les circuits nationaux et internationaux. Tumbling, wakeboard et ski alpin. Mais dans le civil, nous avons d’autres casquettes : Clothilde est entrepreneuse indépendante, journaliste et alumni du collectif Ouishare. Elle passe une grande partie de son temps à monter des projets de société. Sylvain est réalisateur de production audiovisuelle et co-fondateur de Société Nouvelle, un collectif d’indépendants au service de l’intérêt général. Ensemble, nous nous sommes réveillés un matin en se disant qu’il serait intéressant que l’on tente de réunir ces deux facettes de nos vies.

Car dans le « tout est politique » que nous fréquentons au quotidien, le sport fait toujours exception. Pas assez sérieux ou pas assez intello ? On invite rarement les athlètes pour leur demander leur avis sur la réforme des retraites, les violences policières ou le dérèglement climatique.
Et pourtant ils et elles ont des choses à dire. C’est pour les entendre qu’est né Vent Debout.

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