Retour sur la conférence du 14 septembre avec Afraa Mohammad, Hani Suliman, Catherine Carré, Pascal Etienne et Bruno Cremonesi.
À l’invitation de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire), une rencontre s’est tenue lors de la Fête de l’Humanité 2025, prolongeant la projection du film Résistance Climbing (2023), point de départ de notre discussion. Nous avons évoqué ensuite la situation sportive en Palestine et ses résonances en France dans les institutions sportives. Compte rendu d’un échange hautement nécessaire, dans un milieu sportif encore bien trop silencieux face au génocide à Gaza.
Une conférence animée par Clothilde Sauvages, cofondatrice du média Vent Debout, avec : Hani Suliman, guide accompagnateur en moyenne montagne palestinien, Catherine Carré et Pascal Etienne, coordinateurs du projet d’escalade franco-palestinien avec les protagonistes du film Resistance Climbing, Bruno Cremonesi, membre du SNEP-FSU et coordinateur de projets en Palestine pour la FSGT, et Afraa Mohammad, grimpeuse professionnelle, Palestinienne et athlète boursière de la Fondation Olympique des réfugiés.
De gauche à droite : Pascal, Catherine, Hani, Afraa, Bruno et Clothilde
Que représente ce film pour nos intervenant·es ? Qu’a-t-il déclenché chez eux ? C’est par ces questions que s’est ouverte la discussion, invitant chacun·e à partager son regard et à situer sa parole.
Pour Catherine Carré, grimpeuse depuis quarante-sept ans, le film a d’abord été un véritable choc. « L’escalade, c’est notre domaine. Pascal et moi avons déjà eu la chance de grimper plusieurs fois en Jordanie. Alors, en voyant ce film, nous avons immédiatement voulu agir en invitant les grimpeurs à venir en France par le biais de la FSGT. » Elle avoue toutefois avoir eu quelques doutes au début du projet, notamment sur la sincérité et la résilience des protagonistes. « Seraient-iels comme dans le film ? » nous confie-t-elle. Des doutes, très rapidement levés puisque, « au bout de 24 heures, nous étions conquis. Tout ce qu’iels transmettent à l’écran, iels le portent vraiment en eux. »
Afraa Mohammad prend ensuite la parole. Son rapport au film est tout autre, intimement lié à son identité. Palestinienne née en Syrie, elle explique qu'elle n'a pas le droit de se rendre ni en Palestine ni en Jordanie. « C’est le prix à payer quand on naît en Syrie : on n’est ni Syrien ni Palestinien, car Israël bloque l’accès à nos papiers. » Réfugiée politique en France, elle décrit le film comme une révélation. Elle a découvert à l’écran des membres de sa communauté sportive qu’elle a ensuite pu rencontrer grâce au projet porté par Catherine et Pascal : « C'était formidable de pouvoir grimper ensemble, mais c'est fou de penser qu'il a fallu un pays tiers pour que nous puissions nous retrouver. C'est à la fois simple et brutal, mais l’occupation, c’est ça : un contrôle permanent de nos mouvements. »
De retour de Palestine, où il a mené un projet d'amélioration de la qualité de l’EPS et de développement du sport pour tous, Bruno Cremonesi voit dans Resistance Climbing une illustration concrète de ce que le SNEP-FSU défend : un sport porteur d’éducation, de culture et de justice sociale. Loin des poncifs sportifs traditionnels, ce film montre concrètement comment le sport peut devenir un langage universel permettant aux êtres humains de se rassembler et de dialoguer. « Je ne suis pas un militant pro-palestinien. Ce sont les questions d'injustice qui m'ont conduit là-bas. Voir un peuple subir une domination, une occupation, et se sentir obligé, en tant que syndicaliste engagé, d'agir. » Ce qui l'a le plus touché : la joie. « Les Palestinien·nes nous donnent une leçon. Résister par la culture, le sport et la joie, c’est déjà porter un futur en germe. »
Pascal Etienne, poursuit les échanges en soulignant la puissance du film, qui, selon lui, se situe à la croisée de deux piliers de sa vie : l'engagement militant et le sport. Il apprécie sa capacité à « exposer une situation politique tout en jouant sur les émotions, sans sensiblerie », et souligne que sa réussite en festivals a permis de mettre en lumière les réalités palestiniennes et de mobiliser largement la communauté des grimpeurs. Organisateur de nombreuses projections, il se souvient : « À chaque fois, toute la salle se levait et applaudissait pendant plusieurs minutes. Ça faisait chaud au cœur, car en venant en France, les grimpeur·ses Palestinien·nes avaient certes envie d'être en falaise, mais surtout envie de porter leurs causes à l'échelle internationale. »
Enfin, pour Hani Suliman, Palestinien originaire d'Hébron, qui clôt ce premier cercle de parole, ce film revêt une importance particulière à travers l'histoire de Tawfiq. « J’ai grandi en Palestine et je viens d’une famille mi-berger, mi-bédouine. Je grimpais tous les jours dans les arbres, sur les murs, les toits… Alors, lorsque j'ai vu l’histoire de Tawfiq, je me suis dit : « Mais c’est incroyable ! » Ça ressemble à mon histoire, mais en encore plus fort, car il n’a pas eu la chance que j’ai eue de venir en France. » Pour lui, ce film est une manière de résister à l’effacement qu’essaie d’opérer Israël. Il est un médium qui lui permet d'expliquer d'où il vient et d'où lui vient sa culture de la montagne. « Ça m’a donné une énorme énergie. Honnêtement, je l’ai recommandé à plus de 3 000 personnes en leur disant : « Regardez ce film. » Il y a un Bédouin qui vit dans la montagne, il ne connaît pas du tout le baudrier, la corde, le mousqueton… et pourtant, il fait des 8a, 8b, 8c ».
Une fois ce premier tour de table achevé, la discussion s’est poursuivie sur le contexte actuel. Que s’est-il passé depuis le 7 octobre ? Ce film, paru en 2023, permet-il encore de rendre compte de la situation en Cisjordanie ? La répression s’est-elle intensifiée ?
Pour Catherine, qui admet être restée en contact quotidien avec les grimpeur·ses du film depuis leur venue en France, « ce qui a surtout changé depuis le 7 octobre, c’est l’appropriation de l’espace par les colons qui se sont appropriés la plupart des falaises équipées. » Elle décrit un climat devenu beaucoup plus tendu, avec des déplacements plus difficiles, des contrôles plus nombreux et des humiliations plus fréquentes. Elle raconte notamment une scène révélatrice survenue récemment : « Vous allez faire une initiation à l’escalade ? 12 paires de chaussons et 8 baudriers ? Bon, on va vous confisquer trois baudriers et quatre paires de chaussons… »
« Sur les treize falaises répertoriées dans le topo de Tim, il n’en reste aujourd’hui qu’une ou deux accessibles en toute sécurité », renchérit Pascal. Il poursuit en expliquant que la colonisation avance à toute vitesse et qu'elle confisque une à une toutes les falaises où iels avaient l'habitude d'aller. La falaise de Yabroud, par exemple, visible dans le film, a été confisquée fin mai. Alors qu'iels souhaitaient s'y rendre, des membres de l'équipe ont aperçu une caravane installée au sommet, avec un colon armé. Menacé·es, iels ont fini par y renoncer. Une pression constante qui ne cesse de s'accentuer et qui inquiète à juste titre Pascal : « Maintenant qu'on les connaît bien, nous sommes régulièrement très inquiets, car il y a des événements qui surviennent assez souvent. » Il raconte notamment qu'au début du mois de juillet, la famille de Tawfiq a été attaquée. Sur les 400 bêtes qu’ils possédaient, 180 ont été abattues par un groupe de colons et 120 moutons et brebis ont été volés. « Il y a une pression constante sur les Bédouins, soit directement contre eux, soit contre leurs troupeaux, ou leurs clients, pour les dissuader d'acheter du lait ». Cette pression n’est pas seulement économique, mais aussi physique.
« L'escalade, ce n'est pas grand-chose, jusqu'à ce que ce soit tout ce que vous avez ». Cette phrase, prononcée dans le film, marque les esprits. Mais qu’en est-il pour Afraa Mohammad, présente lors de cet échange ? Réfugiée politique et apatride, cette déclaration semble résumer à elle seule une grande partie de son parcours.
Arrivée seule en France à l'âge de 18 ans, après la destruction du camp de réfugiés palestiniens où vivait sa famille en Syrie, Afraa évoque ses premières années comme une véritable lutte pour sa survie : entre l'apprentissage du français, la poursuite de ses études, son travail et les interminables démarches administratives, « à 18 ans, quand on débarque seule dans un nouveau pays, on n'est pas vraiment joyeuse… » Un passé douloureux, marqué également par l'injustice dans son parcours sportif. Ancienne gymnaste de haut niveau, elle a été exclue de la sélection olympique syrienne à l'âge de 12 ans : « J’ai été quatre années consécutives sur le podium national. Mais au moment de la sélection olympique, on a découvert que je n’étais ni Syrienne ni Palestinienne, alors on m’a renvoyée à cause de mon identité. »
À son arrivée en France, elle n'a plus aucun lien avec le sport, et la pandémie de Covid-19 n'a fait qu'accentuer son isolement. Jusqu’au jour où une amie lui propose de venir grimper avec elle en salle. Sans argent, elle l'accompagne avec des entrées offertes et des chaussons prêtés. Elle se prend au jeu jusqu’à ce que ce sport lui devienne vital. « Un jour, j’ai fait une crise d’angoisse à la salle. D'habitude, ça se terminait toujours à l'hôpital, mais ce jour-là, j'ai décidé de continuer à grimper comme si de rien n'était. L’escalade a stoppé ma crise. Ça a changé ma vie ». Devenue depuis membre de l’équipe de la Fondation Olympique des réfugiés, Afraa affirme que la compétition n’a jamais été son moteur : « Je ne grimpais pas pour la performance, mais parce que l’escalade était tout ce que j’avais. Ça m’a sauvée. Pour moi, c’est plus qu’un sport, c’est ma vie, ma famille, ma résistance ».
Photo prise par Pascal Étienne et Catherine Carré lors de l'une de leurs rencontres avec l'équipe du film Resistance Climbing. Avec également Afraa Mohammad
Qu’en est-il pour Hani Suliman ? Pourquoi cherche t-il coûte que coûte à développer des pratiques sportives en Palestine après s’être formé en France et avoir obtenu son diplôme d’AMM (accompagnateur en moyenne montagne) ?
Tout a commencé pour Hani un peu par hasard. Habitué à marcher, courir et pédaler sans pour autant envisager ça comme du « sport », un ami Palestinien lui a un jour conseillé de tenter une formation organisée en partenariat avec des Français : un diplôme pour encadrer des randonnées en montagne. « Il m’a dit : « toi qui es sportif, tu devrais essayer. » Je n’en avais aucune idée. Je pensais qu'on allait simplement visiter des fermes ou cueillir des plantes. Mais non, le premier jour, le responsable m’a annoncé qu’on allait marcher quinze kilomètres. J’étais choqué. J’ai répondu : « Quinze kilomètres ?! Mais vous êtes fous ! Je ne suis pas capable de faire ça, on va prendre la voiture. » Il m’a répondu : « viens, tu verras. » J’ai donc pris mon sac et j’ai commencé à marcher. Au début, c’était dur, mais on parlait, on découvrait la montagne, le désert, la nature. Et puis, sans m’en rendre compte, on est arrivés au bout. J’étais fier. On avait marché dix-huit kilomètres. Le lendemain, on en a fait vingt-deux. C’est comme ça que j’ai découvert la randonnée, et que j’ai compris que j’aimais ça ».
Au fil de sa formation et de ses années d’apprentissage en Palestine puis en France, Hani a pris conscience que toutes ces activités pratiquées dans les Alpes (VTT, randonnée, spéléologie, parapente, etc.) pouvaient tout aussi bien se faire chez lui, à condition de dispenser les bonnes formations, de respecter des règles et d'assurer une certaine structuration. De retour au pays, il a donc souhaité transmettre son savoir en commençant par organiser des randonnées, des bivouacs et des sorties en VTT. « En Palestine, la vie est tellement sous pression, qu’on a besoin de moments pour respirer, pour sentir un peu de liberté. Aller en montagne, c’est s’échapper du stress, retrouver un espace à soi ». Petit à petit, les gens ont commencé à le suivre, en découvrant que la marche pouvait être quelque chose de beau et non pas seulement un moyen de se déplacer d'un point A à un point B. « Aujourd’hui encore, malgré le conflit, la randonnée est devenue le sport le plus pratiqué par les Palestiniens. Je suis fier d’avoir pu transmettre ce savoir de la France à la Palestine. Maintenant, nous formons des guides palestiniens et des moniteurs d’escalade pour qu’ils deviennent autonomes et puissent transmettre cette liberté à d’autres ».
Si l'on affirme souvent que le sport peut être un vecteur d'émancipation, la question demeure : comment cette émancipation advient-elle et sous quelles conditions ?
Bruno, qui travaille sur ces questions, en éclaire les contours. Selon lui, la première manifestation concrète de l'émancipation réside dans la possibilité même de pratiquer une activité sportive. « Nous avons autour de la table deux Palestiniens qui ont accédé au sport, et on le voit en les écoutant, ils ont été complètement transformés. L’émancipation, c’est ça. C’est un processus qui vise à se transformer soi-même, à devenir quelqu’un d’autre que ce que l’on présuppose ». Il rapproche ensuite cette idée de la manière dont les luttes féministes ont permis de mieux comprendre la domination patriarcale. De la même façon, l’activité physique en Palestine met en lumière une autre forme de domination : celle des corps sous occupation. « La domination des corps, c'est empêcher l'autre de pouvoir se mouvoir et de réaliser sa liberté corporelle. Et je pense que l'activité sportive porte ce message de libération du corps dans un pays qui cherche à les immobiliser ».
Il précise cependant qu’en Palestine, cette transformation prend une dimension politique essentielle, à ne jamais oublier, compte tenu de l’occupation israélienne, qui prend de multiples formes : confiscation des terres, entraves à la circulation, violences contre les Palestinien·nes, etc. « Ce qui peut paraître complètement anecdotique pour nous, comme la marche, devient un acte de résistance en Palestine. Les randonneurs palestiniens risquent leur vie : on leur tire dessus, on leur jette des pierres. Résister à l’occupation, aujourd’hui, c’est continuer à circuler. C’est lutter contre les corps qu’on empêche de se déplacer ». Une résistance globale qui passe également selon Bruno par la culture et l’éducation. « Si l'on veut continuer d’envoyer des soldats commettre un génocide, il faut mener un processus de déshumanisation d'un peuple. Or, qu'est-ce qui crée l'humanité d'un peuple ? C'est sa culture. » Et ça, la Palestine l'a très bien compris, c'est pourquoi elle résiste par l'éducation et en maintenant ses activités sportives.
Avant de conclure cet échange, nous décidons de revenir en France et de discuter de la manière dont nos institutions sportives s’emparent de la question palestinienne. Sont-elles à la hauteur des enjeux ? Que devrait-on faire ?
Catherine Carré prend la parole en première et ne dit qu’une seule phrase, aussi limpide que cinglante : « Exclure Israël des compétitions internationales » suivi des applaudissements du public. Bruno Cremonesi poursuit et exprime son incompréhension. « Je ne comprends pas qu’en France, nous ne soyons pas capables de faire comme les Espagnols », dit-il en référence au Tour d'Espagne et aux manifestations qui ont empêché l’équipe israélienne de poursuivre les étapes de la Vuelta. « Le sport n’est pas à la hauteur de ses responsabilités politiques », conclut-il. « Ce n'est plus possible d'accepter qu'un pays continue à participer à des compétitions européennes, alors qu’il mène en parallèle un génocide. » De manière générale, tous les participants déplorent l'absence de mesure équivalente à celle prises contre la Russie. « Soit on accepte que tout le monde participe et on ferme les yeux sur ces questions-là, soit on est sérieux et on entame de réels processus d'exclusion à l'égard des pays qui commettent des violations des droits de l'homme. Mais arrêtons de faire croire qu’on peut tous jouer ensemble, alors que des enfants, des femmes et des hommes sont tous les jours massacré·es par des bombes. »
Pour conclure cet échange, nous laissons le mot de la fin à Hani Suliman et Afraa Muhammed, qui nous font part de leurs espoirs et de leurs envies.
Pour Hani, la première chose qui lui vient à l'esprit est d'inviter le public à parler de la Palestine. Il aimerait que l'on partage l'histoire des sportif·ves palestinien·nes et ce qu’iels endurent. « Parlez-en autour de vous, au travail, dans les transports en commun, partout. Parlez de ce beau film qu’est Résistance Climbing, qui montre que des Arabes peuvent faire de l’escalade et des choses extraordinaires. » Il faut changer les représentations et faire connaître la Palestine pour ce qu’elle est vraiment. Il faut humaniser ses habitant·es. Voilà ce sur quoi Hani concentre son combat. Quant à Afraa, elle commence sa prise de parole par un chiffre : 200 000. C'est l'estimation la plus proche du nombre de Palestinien·nes résidant en France qu'elle ait pu trouver. « Vous savez, qu’il est presque plus probable d'être frappé par la foudre que de parler à un Palestinien », nous dit-elle ensuite sur le ton de l’humour. Et c'est important, car, comme Hani, elle estime qu'il est essentiel d'aller à la rencontre des Palestinien·nes pour faire connaître leur histoire. « Moi, j’ai le privilège de venir ici et de parler français, mais quand notre premier objectif est la survie, on n’a pas le temps pour ce type de discussion ».
Elle conclut en évoquant ses rêves sportifs, car oui, elle en a aussi. Elle souhaite que le sport soit réellement politique et qu'il cesse de tergiverser sur ces sujets. Et bien sûr, qu'elle puisse un jour représenter son pays, qui vient de se doter d'une fédération d'escalade palestinienne. On lui souhaite de tout cœur.