(2/2) Trail : un autre rapport aux territoires est-il possible ? Carte Blanche à Hugo Betelu

Pratiquant assidu de trail, Hugo Betelu ne se reconnaît plus totalement dans sa discipline. Course à la performance, marchandisation, ce dernier oscille entre grande désillusion et volonté de changement. Nous lui avons offert cette carte blanche en deux parties pour qu’il nous partage le fruit de son introspection et de ses réflexions.

Vent Debout
5 min ⋅ 14/08/2025

© Marielle Laubie© Marielle Laubie

Partie 2/2. Performance : quand le dépassement de soi étouffe nos expériences sensibles

La semaine dernière, je vous partageais mes réflexions sur les grands événements de trail et leur dérive marchande. Je voudrais poursuivre ces réflexions en m’intéressant à un autre aspect fondamental : la place qu’occupent la performance et le dépassement de soi dans nos pratiques, et ce qu’ils disent de notre relation aux territoires.

À mon retour du Grand Trail de Courmayeur (si vous n’avez pas lu la 1ère partie, il s’agit d’un ultra-trail que j’ai réalisé en 2024), les questions à mon arrivée ont fusé : « Alors, combien de kilomètres ? Combien de dénivelé ? En combien de temps ? Quelle place au classement ? »…

En y réfléchissant, j’ai trouvé que ces questions focalisées sur des données, réduisaient les contours de mon récit de course et donnaient à voir nos territoires comme des scènes de performance exclusivement, plutôt que comme des lieux d’expérience sensorielle et sensible. Voici pourquoi ce sentiment me semble en partie fondé.

Performance et mise en scène de soi vs. émotions et sensorialité

Pourquoi s’attache-t-on autant aux statistiques ? Qu’aurait-on à gagner si on arrêtait de se focaliser sur nos allures, nos kilomètres ou nos chronos ?

Les statistiques, en soi, ne me posent pas de problème, mais je les trouve de plus en plus dérangeantes lorsqu'elles sont partagées sur des applications comme Strava, car elles peuvent avoir le don de modifier nos comportements. Les concepteurs de ces applications sportives ont réussi, comme ceux des réseaux sociaux, à nous rendre addict en touchant nos égos de sportifs·ves ; amenant même certain·es à se surentraîner et à augmenter leurs risques de blessure, comme l’évoque le préparateur physique Christophe Lyonnard, qui se demande d’ailleurs où passe la notion de plaisir dans ces cas-là.

La culture de la performance et l’obsession pour les chiffres nous amènent, par voie de conséquence, à réduire nos récits sportifs à cette seule variable. On résume le tout à quelques données chiffrées et l’on en oublie la dimension plus expérientielle et sensible, que l’écrivain Georges Perec appelait l'« infra-ordinaire » et définissait comme « ce qui se passe vraiment, ce qu’on vit », qui n’est ni spectaculaire, ni extraordinaire d’un point de vue médiatique. Cela peut être les émotions du départ, les frissons au sommet d’un col, les pleurs à l’arrivée, l’émerveillement face aux couleurs d’un lever de soleil.

© Marielle Laubie© Marielle Laubie

La tribune écrite cet hiver dans Alpine Mag par l’alpiniste Xavier Cailhol, porte ce même constat. Selon lui, l’injonction à la performance annihile notre capacité à nous émerveiller de ce qui nous entoure, mais aussi à ressentir ce qui nous traverse. Alors qu'il tentait de raconter la première ascension à ski de la face Nord de l’Épéna, il a déploré que la majorité des discussions aient tourné uniquement autour des critères de performance : « les émotions vécues là-haut, que j’ai plusieurs fois tenté d’aborder, sont passées sous silence, au profit d’un débat de technicien sur la cotation. »

La réduction de nos récits sportifs aux seuls éléments statistiques est en réalité symptomatique d’un nouveau rapport à soi, aux autres et à l’environnement, comme l’explique Olivier Bessy, sociologue spécialiste de la course à pied et du trail : « Plus l’épreuve est extrême (...) plus elle permet au coureur (...) de se valoriser à la hauteur de l’exploit accompli. » La performance est « l’occasion de fabriquer du récit », que les données viennent légitimer.

Je peine de plus en plus à comprendre cette contradiction : on aspire à passer plus de temps dehors, à explorer et à s’émerveiller (comme le montre la dernière étude sur le trail de Campus Coach) mais dans les faits, j’ai l’impression que la recherche de performance égotique est permanente.

Une tension que je ne suis apparemment pas le seul à ressentir : Lisa Louviot, traileuse professionnelle et accompagnatrice en moyenne montagne, constate, dans le dernier numéro du magazine Les Others, que les pratiquant·es sont « souvent réticent·es » à l’idée de laisser leur montre de côté : « Il y a toujours une bonne excuse pour tout enregistrer (...). L’idée de ne pas savoir exactement combien de kilomètres ou de dénivelé ils ont fait les perturbe ». « C’est devenu une norme, il faut enregistrer, performer, même inconsciemment, et se comparer ». Et les traileur·ses ne sont pas les seul·es à subir ces injonctions : Gaëtan Gaudissard, skieur professionnel en parle également et affirme : « Ce qui compte, c’est le résultat. Or, si on veut une pratique plus respectueuse, il faut accepter de redéfinir ce que veut dire « réussir »».

Alors, j’ai fait l’exercice : Au fond, qu’est-ce que ça veut dire « réussir » quand je fais du trail ?

Vers une autre définition de la réussite dans le trail

Selon moi, la première forme de réussite, ce sont les émotions. Il faut bien l’avouer, les sports d’endurance ou d’ultra-endurance sont passionnants à vivre comme à partager. Ce sont des disciplines qui permettent d’aller au bout de soi-même, dans le sens introspectif. Pendant des phases difficiles, par exemple, qui peuvent durer plusieurs heures, j’ai souvent l’impression que mon cerveau s’ouvre. Comme si je pouvais y plonger profondément dans mes pensées. En plus d’être vulnérable physiquement, je le deviens émotionnellement. Je pense à mes proches, à mes projets, à mes dilemmes. Parfois même, je me mets à pleurer. Et à la fin de l'itinérance ou de la course, je vois souvent les choses différemment. C'est une expérience transformatrice.

Ensuite, je considère que j’ai réussi quand j’arrive à porter attention à ce qui m’entoure. C’est souvent le plus beau des cadeaux que de faire une rencontre furtive avec un animal lors d'une sortie. J’ai, par exemple, un souvenir incroyable en Auvergne, où, pendant plusieurs minutes, je courais littéralement avec trois ou quatre chevreuils. Ils avançaient sur les côtés du sentier, tandis que je progressais sur le chemin. Ce genre de moment marque ! C'est la raison pour laquelle j'essaie de les provoquer, en m'arrêtant pour écouter les oiseaux ou pour contempler les arbres. Ces moments privilégiés, sont des choses que le trail permet à ceux qui savent les saisir ou les provoquer. Et je crois qu’ils sont d’autant plus forts que notre état émotionnel est décuplé par la fatigue de l’effort (cf. mon premier point sur les émotions).

Enfin, quand je rencontre des gens sur mon chemin, je suis plutôt du genre à m’arrêter pour discuter qu’à continuer parce que le chrono tourne. Parfois, des inconnus se livrent et je trouve ça précieux. Lorsque je suis arrivé pour la première fois dans le Verdon, par exemple, j’ai saisi l’occasion de discuter avec un ancien du village d’Aiguines. Il m’a raconté, le cœur lourd, l’histoire de la création du camp militaire de Canjuers et celle du lac artificiel de Sainte-Croix, qui, dans les années 1970, a englouti sous les eaux le village originel des Salles-sur-Verdon. Je me souviens d'être reparti avec le sentiment d'avoir appris quelque chose d'essentiel.

© Marielle Laubie© Marielle Laubie

Pour une vision systémique de nos pratiques du trail

Tout ce chemin de réflexion autour de la performance me fait penser à Olivier Hamant, chercheur en biologie et biophysique, qui travaille la question de la robustesse (et de la performance), et qui ici, sur Vent Debout, propose d’adopter une posture systémique globale : « On fait bien quand nos pratiques (...) entretiennent la viabilité de nos systèmes. ». J’aime cette idée, car c’est une vision qui implique de ne pas se considérer seul dans l’équation, de prendre en compte les enjeux territoriaux, de biodiversité et de repenser nos relations avec le reste des composantes du système.

À mon échelle, j’essaie d’emprunter cette voie. Par exemple, lors de la préparation du tournage de mon film dans le Verdon, nous n’avons fait aucun plan de drone, car au printemps, c’est la période de nidification des oiseaux. C’est une décision qui peut paraître anecdotique, mais c’est une manière de rappeler qu’on évolue dans des écosystèmes où d’autres formes de vivants coexistent, qu’on les considère et que la quête de performance n’est plus notre seule boussole.

« Dans un monde qui valorise constamment la performance et la productivité, lâcher prise, se laisser surprendre ou simplement s'émerveiller, peut finalement être un mini acte de résistance »

Je reste persuadé qu'en modifiant notre regard sur la performance, nous pourrions à la fois pratiquer, comprendre et préserver. Valoriser les sensibilités envers nous-mêmes, les autres et les territoires, c’est rendre visible tout ce que la culture de la performance occulte, et cela peut, selon moi, faire évoluer la manière d’appréhender la pratique du trail. C’est une manière de montrer que faire du trail, c’est aussi se lancer sur les sentiers sans savoir ce qui va se passer. Or, dans un monde qui valorise constamment la performance et la productivité, lâcher prise, se laisser surprendre ou simplement s'émerveiller, peut finalement être un mini acte de résistance, qui participe à ce que Corinne Morel Darleux appelle le « refus de parvenir ». Autrement dit, chercher à « sortir du rythme imposé (...) », en réalisant « ces petits pas de côté que chacun peut trouver à son échelle (...) comme occasion de reprendre un peu de souveraineté, de libre arbitre et d’autonomie pour soi-même ».

Peut-être que dans ces décalages volontaires et ces gestes modestes se dessine une autre éthique relationnelle du trail plus en phase avec les enjeux culturels de notre temps.


Hugo Betelu

Vent Debout

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Par Clothilde Sauvages

Vent Debout, c’est Clothilde Sauvages et Sylvain Paley. Nous sommes deux sportifs ayant pratiqué la compétition sur les circuits nationaux et internationaux. Tumbling, wakeboard et ski alpin. Mais dans le civil, nous avons d’autres casquettes : Clothilde est entrepreneuse indépendante, journaliste et alumni du collectif Ouishare. Elle passe une grande partie de son temps à monter des projets de société. Sylvain est réalisateur de production audiovisuelle et co-fondateur de Société Nouvelle, un collectif d’indépendants au service de l’intérêt général. Ensemble, nous nous sommes réveillés un matin en se disant qu’il serait intéressant que l’on tente de réunir ces deux facettes de nos vies.

Car dans le « tout est politique » que nous fréquentons au quotidien, le sport fait toujours exception. Pas assez sérieux ou pas assez intello ? On invite rarement les athlètes pour leur demander leur avis sur la réforme des retraites, les violences policières ou le dérèglement climatique.
Et pourtant ils et elles ont des choses à dire. C’est pour les entendre qu’est né Vent Debout.

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