L’apolitisme du sport : un mythe bien utile

Rencontre avec Carole Gomez, juriste, spécialiste de l’impact du sport dans les relations internationales

Vent Debout
8 min ⋅ 11/02/2025

S’il y a un mythe du sport auquel on aime s’attaquer, c’est bien son apolitisme ! Alors pour muscler nos arguments sur le sujet, quoi de mieux qu’une spécialiste pour évoquer la question ? Carole Gomez est juriste de formation. Elle a travaillé sur les questions de géopolitique du sport à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), avant de se lancer dans une thèse sur les fédérations sportives internationales et leur manière d'aborder les violences de genre à l’université de Lausanne. Avec elle, nous levons le voile sur une question qui nous taraude : les boycotts sont-ils encore utiles ?

Photograph: Tobias Hase/EPAPhotograph: Tobias Hase/EPA

Qu'est-ce qui t'a poussé à t'intéresser à la géopolitique du sport ?

Je crois qu’il y a trois raisons. D'abord, une passion de longue date pour le sport, l’histoire et les relations internationales, même si j’ai fait des études de droit. Ensuite, l’attribution de la Coupe du monde masculine de football au Qatar en 2010. À l'époque, je réalisais un stage en tant que juriste à l’IRIS sur des sujets de défense, ce qui n’avait rien à voir avec le sport. Cependant, je me souviens de discussions animées avec mes collègues. On avait le sentiment qu’il y avait une réflexion à mener autour des enjeux géopolitiques du sport, qui jusque-là était resté un sujet marginal et peu pris au sérieux, comme l’a de très nombreuses fois rappelé Pascal Boniface, le directeur de l’IRIS. Il manquait une analyse approfondie sur la façon dont les grands événements étaient attribués et sur ce que cela voulait dire politiquement et diplomatiquement. Alors quand quelques années plus tard, Pim Verschuuren, m'a proposé de rejoindre le pôle sport et géopolitique qu’il développait à l’IRIS sous la direction de Pascal Boniface, j’ai tout de suite accepté.

C’est intéressant parce qu’on a plutôt eu le sentiment que les gens ont pris conscience de l’aberration qu’il y avait à organiser la Coupe du monde au Qatar, seulement six mois avant le début de la compétition. Pas dès 2010.

Et pourtant, dès le lendemain de l’attribution des journaux ont fait les gros titres sur cette élection en s’interrogeant sur ses aspects politiques et diplomatiques. Puis, des ONG et certains universitaires ont soulevé des questions permettant de nous interroger sur ce que cela signifiait en termes de politique, de calendrier, d'enjeux environnementaux, et ce, par le biais de manifestations culturelles, de débats, de reportages, etc. D’ailleurs, ces échanges et la pression des ONG ont en partie contribué à l'ouverture d'un bureau de l'Organisation internationale du travail à Doha.

Quand le Guardian a publié son enquête en mars 2021, révélant les décès sur les chantiers de construction - point de départ du buzz médiatique - je n'étais pas d’accord avec les personnes qui disaient qu’il aurait fallu se réveiller plus tôt. Human Rights Watch, Amnesty International, des organes de l'ONU : tous documentaient depuis des années ce qui se passait pour alerter les pouvoirs publics. Le problème, c’est qu'ils n'ont jamais été écoutés.

« Il reste difficile de faire de ce sujet une discipline à part entière, crédible et scientifique »

Le sujet de la géopolitique du sport est-il davantage pris au sérieux aujourd’hui ?

Je pense que l’intérêt pour la géopolitique du sport est beaucoup plus grand qu’avant, car les enjeux sont mieux perçus. On ne demande plus naïvement quels sont les rapports entre sport et géopolitique. Néanmoins, il reste difficile de faire de ce sujet une discipline à part entière, crédible et scientifique. Pour réussir à financer des études, par exemple, il faut encore prendre son bâton de pèlerin et redoubler de rigueur pour convaincre et montrer que nos observations ne sont pas des épiphénomènes, mais des étapes d’un long processus.

J'ai l'impression que nous avons la mémoire courte. Dès qu’on aborde le sujet de la géopolitique du sport, l’exemple qui vient à l'esprit, c’est le Qatar, mais on pourrait parler des JOP de Sotchi en 2014, de ceux de Pékin en 2022, ou encore de l'euro masculin de football en 2021, quand le stade de Munich aux couleurs arc-en-ciel dénonçait les lois discriminatoires à l'encontre des personnes LGBT+ en Hongrie. En réalité, il y a toujours des axes politiques avec les manifestations sportives, mais on a tendance à les voir dans un vase clos. Le mythe de l’apolitisme du sport est encore bien tenace.

Peux-tu nous expliquer d'où vient cette croyance selon laquelle le sport serait apolitique ?

Il faut remonter au XIXe siècle, au début du sport moderne. À l'époque, seuls des hommes aisés, bourgeois, blancs et occidentaux pratiquaient le sport dans une logique de loisir, et en tant qu'amateurs. Pour ces derniers, le sport devait rester en dehors des affaires du monde, il devait être appréhendé comme un monde à part, une sorte de parenthèse enchantée. Des historien·ne·s comme Patrick Clastres, Florence Carpentier et le chercheur Jean-Louis Chappelet ont d’ailleurs montré que, dans ses débuts, le succès du CIO reposait beaucoup sur cet apolitisme. En quelque sorte, pour le CIO, il fallait montrer patte blanche, n’être affilié à aucun parti, aucune classe, aucune région ou religion et se parer d’une certaine virginité pour sortir des batailles de clochers qui opposaient les États. Les discours de Pierre de Coubertin, ainsi que la volonté du CIO, à partir de 1991, de remettre au goût du jour la trêve olympique qui existait pendant les Jeux olympiques antiques, en sont la preuve. Cette trêve représente une sorte de rêve sacré où le sport symbolise l’arrêt des conflits. Ce qui est intéressant, c'est que cela montre que la communauté internationale se croit capable de s’autoréguler. Alors que non, la situation en RDC, la guerre en Syrie ou l’invasion de l’Ukraine par la Russie et le Bélarus, l’ont bien montré.

« À ses débuts, le succès du CIO reposait beaucoup sur cet apolitisme. Il fallait montrer patte blanche »

Pourquoi conservons-nous cette trêve olympique, si elle est si souvent bafouée ?

Cette trêve olympique n'a pas la capacité d’empêcher des velléités d’invasion de Vladimir Poutine ou de quiconque. Elle ne solutionne pas tout et le droit international et humanitaire continuent d'être foulés aux pieds chaque jour. Néanmoins, je pense qu’elle a le mérite d’exister et qu'elle a symboliquement un poids. Les occasions ne sont pas si fréquentes de réunir tous les États tous les deux ans à l'Assemblée générale des Nations unies afin de se prononcer sur une résolution prônant le respect de l’autre et l’aspiration à la paix.

Loin de la vision apolitique du sport, George Orwell disait : « Le sport, c’est la guerre, les fusils en moins. » Qu’en penses-tu ?  

Il est vrai que le vocabulaire du sport emprunte beaucoup de termes au vocabulaire militaire. On parle de victoires, de défaites, d’attaques, de défenses, etc. Remporter un match peut également revêtir un enjeu politique et national de grande importance en fonction de la ville ou du pays que l’on affronte. On sait par exemple que, pendant la Guerre froide, la question des rencontres entre les pays du bloc de l'Ouest et ceux du bloc de l'Est était fondamentale. Et selon moi, cette logique n'a pas disparu. Pendant le tournoi des Six Nations de rugby, l'opposition avec les Anglais est systématiquement un événement important en France pour des raisons historiques et culturelles. Nous avons complètement intégré cette rivalité, car nous baignons dans cette volonté de dramatiser et d'héroïser les événements sportifs.

Néanmoins, et c’est l’autre versant de la pièce, le sport peut aussi contribuer à désamorcer des tensions car il permet de rassembler dans un même lieu des pays qui ont parfois du mal à s’entendre sur le plan diplomatique. Un exemple : alors que les relations entre la Corée du Sud et la Corée du Nord étaient extrêmement tendues - aucun traité de paix n’a été signé depuis la fin de la Guerre de Corée en 1953 - avec des tirs de missiles nord-coréens vers le sud tout au long de l’année 2017. Kim Jong-un a suggéré, à l’approche des Jeux en 2018 à Pyeongchang, que les deux comités nationaux olympiques se rapprochent pour défiler sous un même drapeau et montrer une Corée unifiée au reste du monde. Ils ont formé une équipe féminine commune de hockey sur glace et leurs services consulaires et diplomatiques ont pu renouer le contact, au moins pour cet évènement, après des années de tensions parfois extrêmes.

« J’ai le sentiment que nous sommes entrés dans une ère post-boycott »

As-tu un autre exemple de réussite diplomatique sportive qui a marqué les esprits ?   

Il y a l’histoire très connue de la « diplomatie du ping-pong » entre les États-Unis et la Chine. En gros, depuis la révolution de 1949, la République populaire de Chine n’avait plus de relations diplomatiques avec les États-Unis. Lors d’un championnat du monde de tennis de table organisé au Japon, en 1971 l’équipe chinoise a prêté main-forte à l’équipe états-unienne pour remédier à un problème d'organisation. Une entraide qui a débouché sur l’envoi de lettres de remerciements, puis sur l’organisation d’une visite officielle de Nixon en Chine en 1972. D'après les archives, cette histoire est un peu enjolivée, mais elle témoigne du rôle que le sport peut jouer pour nouer ou renouer des relations diplomatiques.

Photo prise le 15 avril 1971. Le Chinois Yang Ruihua et l'américain Dick Miles.

Penses-tu que le boycott soit un moyen de pression efficace dans le sport pour dénoncer une compétition ou la politique d’un pays hôte ?

Je peux me tromper, mais j’ai le sentiment que le boycott appartient au passé. Dans l’histoire, certains ont eu un réel impact. Je pense notamment à ceux qui consistaient à refuser d'envoyer des délégations sportives dans des compétitions internationales : à Melbourne en 1956, à Montréal en 1976, à Moscou en 1980, Los Angeles 1984 etc. Mais dans ces cas de figure, nous étions dans un contexte de guerre froide et d'opposition avec des ennemis idéologiques clairement identifiés. À l'époque, si l'URSS ou les États-Unis disaient « on n'y va pas », eh bien on n'y allait pas. Ce qui n’est plus vraiment le cas aujourd’hui.

Un bon exemple est le boycott diplomatique des États-Unis lors des JOP de Pékin en 2022, pour dénoncer la situation des Ouïghours en Chine. Refusant le boycott sportif (c'est-à-dire, de pénaliser les athlètes en ne les envoyant pas), les États-Unis ont décidé de ne pas envoyer leurs représentants officiels. Cela permettait aussi de marquer le coup dans la guerre commerciale qui opposait les deux pays. Se pose la question du suivi : le Royaume-Uni, le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont emboîté le pas, mais c’est tout. Résultat, plutôt que de se retrouver avec une photo de famille vide lors de la cérémonie d’ouverture, on a assisté à une photo moins occidentalo-centrée. L’absence des uns a permis de mettre en lumière la présence des alliés de la Chine, à savoir : Mohamed Ben Salman pour l'Arabie saoudite (même si finalement absent de dernière minute), et Vladimir Poutine en « invité d’honneur »...

Et les boycotts de supporters ?

Cela reste encore un champ à investiguer. Ils peuvent clairement avoir des effets : ils permettent de débattre et de mettre des sujets à l'agenda médiatique. Mais les organisateurs ne se bercent pas d'illusions. Ils savent qu’ils ne remettent pas en jeu les événements. Ce qui s’est passé pour la Coupe du monde masculine de football au Qatar en est un parfait exemple. Il y a eu des initiatives parfois maladroites, inabouties ou impertinentes pour dénoncer la situation écologique et les droits humains. D’ailleurs, Amnesty International l’avait très bien dit. Selon eux, boycotter ne changerait rien à l’issue : la Coupe du monde se tiendrait. Ce qui importait, c’était surtout de faire pression avant l’événement en mettant la pression sur la FFF, l'UEFA, la FIFA, etc. En disant : « une fois que la compétition sera lancée, rideau. On ne parlera plus de ces questions. » Et je suis d’accord avec eux. Le champ d'action n'est finalement possible qu'en amont de ces événements et c’est pourquoi j’ai plutôt le sentiment qu’on est entré dans une ère post-boycott.

En revanche, ce qui me surprend, c’est qu’il y ait eu si peu d’initiatives pour dénoncer l’attribution des Coupes du monde 2030 et 2034. Les conditions écologiques et sociales ne s'amélioreront pas à l’occasion de ces événements.

Avec l’augmentation des conflits internationaux, le contexte de crise écologique, etc, le sport serait-il plus politique qu’avant ?

Avec cette phrase « le sport serait plus politique qu’avant », j’ai toujours l’impression qu’on minimise voire même oublie à quel point le sport l’a toujours été. Il l’était peut-être de manière moins visible. Ce qui change aujourd’hui, c'est que les athlètes ont désormais la possibilité de prendre la parole sur des sujets politiques sans être automatiquement sanctionnés. Là, il y a effectivement une évolution. L'histoire de Colin Kaepernick l’a montré. À la minute où ce quarterback américain a posé son genou à terre en août 2016, sa carrière a pris fin. Trois ans plus tard, quand les joueurs de NBA ont manifesté leur soutien au mouvement Black Lives Matter, ils ont été encensés. Ce changement de traitement n’est pas uniquement dû au fait que la NBA soit moins conservatrice que la Ligue nationale de football américain en matière de discrimination. Cela esquisse quelque chose de nouveau.

« Les organisations sportives ne veulent pas qu'on politise le sport, sauf si elles demeurent les maîtresses du discours. »

Comment as-tu réagi en entendant Emmanuel Macron dire : « il ne faut pas politiser le sport » ?

J'ai rigolé. Il faut quand même remettre dans le contexte. On parle d’un président de la République qui a usé de son poids politique pour obtenir les JOP de Paris 2024 ; qui utilise le sport comme tribune médiatique ou encore qui s'adresse froidement aux athlètes à leur retour des Jeux de Tokyo en leur reprochant le nombre de médaille et l’importance de bien représenter le drapeau français pour les prochaines échéances. Mais ce n'est pas nouveau qu’un homme ou qu’une femme politique parle de l’apolitisme du sport. Emmanuel Macron ne fait que répéter ce qu’il a vu et entendu des centaines de fois auparavant. Il faut comprendre que les écrits critiques sur l'apolitisme du sport, sur l'incohérence totale qu'il peut y avoir entre les discours que l'on tient et les actes que l'on pose, ont émergé il y a une trentaine d'années.

Les personnes qui évoquent l’apolitisme du sport restent celles qui l’utilisent le plus à des fins politiques…

En effet, il est intéressant de constater que les grandes organisations sportives, comme le CIO ou la FIFA, sont les premières à clamer un apolitisme total du sport dès qu’elles estiment qu'il est politisé. Or, ce sont les premières à mettre en œuvre des actions politiques dans le sport. Thomas Bach, président du CIO nous l’a à nouveau démontré récemment. D'un côté, il a rappelé l'apolitisme du sport dans des allocutions, et de l'autre, il a mis en place une équipe des réfugiés, acte politique d’une grande symbolique. Ce que j’en retiens, c’est que les organisations sportives ne veulent pas qu'on politise le sport, sauf si elles en demeurent les maîtresses du discours. C’est un apolitisme de façade qui ne trompe, je crois, plus grand monde et qui est désormais bel et bien contesté.

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Vent Debout

Par Clothilde Sauvages

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